« L’alternative n’est pas entre la littérature écrite et l’audiovisuel. Elle est entre les puissances créatrices et les pouvoirs de domestication. (...) Les possibilités de création peuvent être très différentes suivant le mode d’expression considéré, elles n’en communiquent pas moins dans la mesure où c’est toutes ensembles qu’elles doivent s’opposer à l’instauration d’un espace culturel de marché et de conformité, c’est-à-dire de »production pour le marché."
Gilles Deleuze
Pourquoi co-errances ?
Dans l’édition, le risque c’est que les vrais clients ne soient plus les lecteurs potentiels, mais les distributeurs. Quand les distributeurs seront les véritables clients des éditeurs, que se passera-t-il ? Ce qui intéresse les distributeurs, c’est la rotation rapide, régime du best-seller, etc... Toute littérature créatrice sera alors écrasée par nature. Ce qui définit la période de sécheresse, c’est la disparition de toute critique littéraire au nom de la promotion commerciale. Mais ce n’est pas grave, car il y aura des circuits parallèles, un marché noir.
Gilles Deleuze dans L’Abécédaire de Gilles Deleuze, entretiens filmés avec Claire Parnet
Les logiques de concentration dans les industries de la culture, de la communication et des médias se sont accélérées ces dernières années, ci et là quelques voix s’élèvent pour prévenir des dangers que représentent de tels conglomérats pour la diversité culturelle. Tout asservie aux impératifs de rentabilité, la production culturelle est réduite à des produits standardisés et fades. Le public est considéré et traité comme une masse de consommateurs passifs harcelés par la publicité. Indices de vente et d’audimat font loi quant à la valeur d’un livre, d’un film, d’une musique. Les produits culturels « de masse » des industries de l’entertainment se substituent à toute autre forme d’expression. Ces produits, destinés à occuper et divertir le consommateur, sont conçus par des entreprises vendant indifféremment des livres, des journaux ou des missiles, des films ou des produits boursiers, recyclant l’information comme les eaux polluées. La culture doit répondre aujourd’hui à une demande formatée et suscitée par le marketing. Le marché précède la création, le média son « contenu ».
La diffusion et la distribution des livres, des films est de plus en plus quadrillée et contrôlée par de grands groupes commerciaux. Ceux-ci ne peuvent ou ne veulent encourager la diffusion d’œuvres et de démarches éditoriales qui vont par définition à l’encontre des logiques marchandes dominantes. De plus, l’ensemble des lieux de diffusion autonomes ou indépendants sont fragilisés par la guerre commerciale agressive et inégale que leur livrent les hypermarchés de la culture. De fait, de nombreuses démarches dans le domaine de l’édition, du cinéma, du documentaire sont de plus en plus invisibles et sont menacés de disparaître.
La vocation de co-errances est de répondre à cette situation en développant des stratégies alternatives de diffusion pour la multitude de collectifs, d’associations, d’auteurs, de réalisateurs qui entrent en résistance/existence, qui inventent, produisent des œuvres (revues, livres, films documentaires et de fiction, productions audio, photographies, ou œuvres multimédia) qui refusent obstinément d’adhérer au conformisme du marché.
Que fait co-errances ?
« Une société d’émetteurs
Je vis dans une société d’émetteurs (en étant un moi-même) : chaque personne que je rencontre ou qui m’écrit, m’adresse un livre, un texte, un bilan, un prospectus, une protestation, une invitation à un spectacle, à une exposition, etc. La jouissance d’écrire, de produire, presse de toutes parts ; mais le circuit étant commercial, la production libre reste engorgée, affolée et comme éperdue ; la plupart du temps, les textes, les spectacles vont là où on ne les demande pas ; ils rencontrent, pour leur malheur, des « relations », non des amis, encore moins des partenaires ; ce qui fait que cette sorte d’éjaculation collective de l’écriture, dans laquelle on pourrait voir la scène utopique d’une société libre (où la jouissance circulerait sans passer par l’argent, tourne aujourd’hui à l’apocalypse. »
Roland Barthes
Co-errances n’est pas un diffuseur ou un distributeur au sens classique du terme. En premier lieu, co-errances est animé par le désir de « diffuser les idées » et non d’engranger du bénéfice. Le choix de se constituer en coopérative n’est pas anodin, il correspond à la volonté de s’éloigner des modèles économiques dominants. Co-errances est avant tout un regroupement de collectifs - qui s’est constitué par le jeu des affinités - qui souhaitent se donner ensemble les moyens d’une diffusion autonome. En ce sens, le travail de diffusion et de distribution n’est pas limité à la seule mise en place des productions dans des lieux de diffusion, mais est élargi à d’autres modes de circulation, et surtout le travail de diffusion est associé à une activité permanente pour valoriser et rendre visible des savoirs, des cultures, des expressions qui nous rendent vivants. En quelque sorte, il s’agit d’inventer « ce marché noir » ou « ces circuits parallèles » qu’évoque Gilles Deleuze en exergue, pour faire circuler des textes, des pensées, des sons et des images qui nourrissent des combats, inaugurent de nouveaux savoirs donc de nouveaux possibles.
Dans ce sens, co-errances développera tout à la fois un réseau étendu de lieux de diffusion, éditera régulièrement un catalogue, animera un site internet, organisera des débats publics et autres événements, et expérimentera toute forme de diffusion alternative à celle des grandes enseignes et autres hypermarchés de la culture.
Un espace tel que co-errances ne manquera pas de susciter des émergences, des projets nouveaux. Nous pouvons d’ores et déjà souligner le désir de s’ouvrir à des démarches d’ailleurs en facilitant la circulation de revues, de livres et de films du monde entier que le marché se gardera bien de nous proposer.