Depuis plusieurs années, le Medef répète que les intermittents du Spectacle coûtent cher à la solidarité interprofessionnelle, parce que leur régime spécifique d’assurance chômage (les « Annexes 8 et 10 » du règlement général de l’UNEDIC) représenterait un privilège injustifié.
Une étude de l’UNEDIC, consacrée en 2002 à ce régime spécifique, a fourni des indications chiffrées, que le Medef a aussitôt utilisées en leur faisant dire tout autre chose que ce qu’elles signifient. La puissance de conviction des arguments développés a permis de réduire au silence ceux qui doutaient et de faire passer les opposants à la réforme concoctée par le Medef pour des égoïstes arc-boutés sur leurs privilèges.
L’argumentaire du Medef repose sur une supercherie principale :
il établit une comparaison entre le « déficit » des Annexes 8 et 10 et celui de l’ensemble de l’assurance chômage en 2002. Et les chiffres, apparemment, parlent d’eux-mêmes : 828 millions d’euros de déficit pour les seules Annexes 8 et 10, contre 3,7 milliards d’euros pour l’ensemble de l’assurance
chômage ! Le tour est joué : les intermittents du Spectacle coûtent près du quart du déficit total de l’UNEDIC...
Mais si l’on se penche sur ces chiffres de plus près, on constate que les déficits comparés ne sont absolument pas de même nature et qu’une comparaison entre eux n’a aucun sens. En effet, le déficit de l’UNEDIC est la différence entre les allocations versées par les Assedic aux 2,1 millions de demandeurs d’emploi indemnisés (26,28 milliards d’euros en 2002) et la totalité des cotisations versées par l’ensemble des 16 millions de salariés du secteur privé et leurs employeurs (22,56 milliards d’euros en 2002).
Quant au chiffre de 828 millions, présenté comme le « déficit » des Annexes 8 et 10, il est le résultat de la différence entre les allocations versées, lors de leurs périodes de chômage, aux 102600 intermittents du Spectacle[1]
indemnisés en 2002 (952 millions d’euros en 2002) et la totalité des cotisations versées par... les mêmes 102600 intermittents lorsqu’ils travaillaient (124 millions d’euros en 2002).
Dans un cas, le déficit prend en compte les cotisations de toute une population active, dans l’autre cas, seul l’apport des demandeurs d’emploi eux-mêmes est pris en compte !
Ainsi, s’il fallait comparer le déficit des Annexes 8 et 10, il faudrait le faire à la rigueur avec le déficit des 2,1 millions de chômeurs indemnisés, considérés séparément ! Le résultat serait de l’ordre de 20 ou 25 milliards d’euros de déficit, ce qui conduirait sans doute le Medef à la conclusion
que les chômeurs sont terriblement déficitaires et qu’il faut donc les exclure du bénéfice de l’assurance chômage...
Plus sérieusement, en reposant le problème à l’endroit, et en admettant pour les besoins de la démonstration qu’on puisse ainsi oublier le principe de la solidarité interprofessionnelle en saucissonnant les secteurs d’activité,
comment pourrait-on évaluer le déficit des Annexes 8 et 10 ? Il faudrait pouvoir comparer les dépenses et les recettes. Or si les dépenses sont connues (952 millions d’euros en 2002), les recettes ne le sont pas.
L’UNEDIC n’en donne en effet qu’un élément parcellaire, qui est la somme des cotisations des seuls intermittents ayant perçu une indemnisation dans l’année, lorsqu’ils ont travaillé dans une entreprise du Spectacle :124 millions d’euros en 2002.
Par contre : les cotisations des intermittents n’ayant pas perçu d’indemnisation en 2002 sont oubliées (chiffre inconnu, qui cumule les cotisations des salariés du Spectacle n’ayant pas suffisamment travaillé pour ouvrir des droits et celles des stars qui ont trop bien gagné leur vie et, par le mécanisme de « carence », ne peuvent percevoir d’allocations même lorsqu’elles sont au chômage) ;les cotisations des intermittents indemnisés, mais liées à des emplois qu’ils auraient occupé hors du champ strict du Spectacle (régime général, enseignement...) sont oubliées (chiffre inconnu)
;
les cotisations des salariés permanents du Spectacle sont, elles aussi, oubliées (chiffre inconnu, qui comprend les cotisations des personnels administratifs des salles de spectacle, les personnels permanents des sociétés de production, etc., dont l’activité est directement liée à celle
des intermittents) ;
les cotisations des emplois induits, hors des entreprises de spectacle, par l’activité des intermittents, sont oubliées (imprimeurs d’ affiches ou de billets de spectacle, fabricants de tissus utilisés par les décorateurs, de strapontins, de chocolats glacés vendus aux entractes, emplois en hôtellerie
restauration à proximité des festivals, etc. Chiffre inconnu et indéfinissable) ;
les cotisations des emplois générés par la consommation des intermittents est, bien entendu, oubliée (chiffre indéterminé...)
Il est donc impossible, en l’état actuel des éléments statistiques connus, de parler de déficit à propos du régime spécifique d’assurance chômage des intermittents du Spectacle.
On peut au contraire proposer une autre approche de ce régime spécifique, en partant du constat suivant : en 2002, les 102600 intermittents du spectacle ayant perçu une indemnité des Assedic représentaient 4,9% des 2,1 millions de demandeurs d’emplois indemnisés. Ils n’ont perçu que 3,6% du montant total des allocations versées par les Assedic (952 millions sur 26,28 milliards d’euros).
La perspective est nettement modifiée... L’on pourrait étudier les causes de cet apparent déséquilibre inverse (les intermittents ont certes des conditions d’ouverture de droits qui tiennent compte de l’ extrême flexibilité à laquelle ils sont soumis, par conséquent plus accessibles que pour les autres salariés, mais le montant de leurs allocations est calculé sur un mode plus désavantageux que dans le régime général, etc...)
Mais là n’est pas le propos de cet article, qui vise à démystifier les mensonges conduisant à l’actuel démantèlement de la vie culturelle française.
Autre constat : si l’on excluait purement et simplement du droit à l’assurance chômage la totalité des intermittents du Spectacle (ce que personne ne demande), l’économie de 952 millions d’euros ainsi réalisée permettrait de faire passer le taux des cotisations des entreprises de France à l’UNEDIC de 3,5% à 3,37% du salaire brut, grâce à quoi elles se
partageraient un bénéfice de 617 millions d’euros. Quant aux salariés, la baisse proportionnelle de leur taux de cotisation, de 1,9% à 1,83% du salaire brut, représenterait une économie de 0,76 euros par mois pour un salarié rémunéré au SMIC...
La réforme imposée par le Medef ne prétend d’ailleurs pas être aussi radicale ! Si son intérêt économique pour les grandes entreprises peut se deviner, celui qu’elle offrirait aux salariés du privé, contrairement à ce que prétend le Président du Medef, M. Ernest-Antoine Seillière, serait donc
totalement imperceptible.
Le Medef s’est encore livré à une autre manipulation, sous l’angle de la fraude.
Comme tout système, l’assurance chômage a ses failles, dont certains savent tirer profit. Le régime spécifique des intermittents du Spectacle n’en a pas le monopole, mais il a donné lieu à des abus, dont certains ont été mis en évidence ces dernières semaines. Et les abus, par définition, font porter à la solidarité interprofessionnelle une charge qu’elle ne devrait pas avoir à supporter. L’augmentation, constatée d’année en année par l’UNEDIC, de la somme des allocations versées au titre des Annexes 8 et 10, est probablement à mettre en grande partie sur le compte des abus. Le désengagement progressif de l’Etat dans le financement de la Culture a conduit un nombre croissant d’ institutions à chercher, dans l’instrumentalisation du régime
spécifique d’assurance chômage, une source de financement indirect permettant de poursuivre à moindre coût leur activité de production.
Dans l’immense majorité des cas, il suffirait d’instaurer des contrôles adéquats pour empêcher les abus : inspection du travail, recoupement des déclarations des salariés avec celles des employeurs, etc. Dans grand nombre de ces cas, l’arrêt des abus ferait mécaniquement peser le coût réel de
l’emploi des salariés sur la solidarité nationale (budget de la Culture), ce qui est souhaitable. Cela ne nécessite en rien la modification des Annexes 8 et 10.
En revanche, la modification des règles d’indemnisation, imposée le 27 juin par le Medef aux partenaires sociaux, loin de représenter une arme contre la fraude comme le prétendent les signataires de l’accord, ne permet en aucune façon de lutter contre les abus existant déjà, mais constitue au contraire une incitation renforcée à la magouille, à la fraude et, notamment, au travail au noir.
En effet, les mécanismes de calcul des allocations, pour les « survivants » qui ne seraient pas purement et simplement éjectés du système et renvoyés au RMI, créent divers mécanismes aléatoires, relevant de la loterie, facteurs
d’iniquité et « d’effets papillon » : une petite cause (une journée de travail supplémentaire), pouvant avoir des effets disproportionnés (réduction de moitié les allocations chômage pour les deux années suivantes)...
Pour éviter les pièges tendus par ces mécanismes de calcul, pour échapper aux injustices qu’ils provoqueront, les intermittents du Spectacle seront, bien davantage qu’actuellement, tentés de « s’arranger » pour modifier les
dates de travail déclarées ou d’accepter les proposition de travail non déclaré ou partiellement déclaré que pourront leur faire certains employeurs. Par exemple, chaque mois, minimiser les sommes déclarées comme salaires permettra à un salarié intermittent de percevoir davantage d’allocations de la part des Assedic. Est-ce vraiment sain ?
Autre mythe à dénoncer : la légende veut que les stars touchent des Assedic en plus de leurs cachets mirifiques.
C’est faux. Dans le système encore en vigueur, un calcul est fait chaque année en fonction des revenus perçus, qui
détermine un nombre de jours de chômage dans l’année pour lesquels aucune indemnisation ne sera versée. Pour les stars, ce nombre de jours atteint 365 jours et les empêche de percevoir la moindre allocation. Dans le système voulu par le Medef, en revanche, les stars toucheraient les Assedic...
Ainsi, toutes les raisons invoquées par le Medef, pour justifier la modification du régime spécifique d’indemnisation chômage des intermittents du Spectacle, sont dénuées de sens, et il faut chercher ailleurs les motivations réelles de son entreprise de démantèlement. Toujours est-il que, en s’appuyant sur des mensonges, tant de fois répétés qu’ils ont fini par avoir force de vérité, le Medef semble en passe d’obtenir la disparition d’un système d’indemnisation chômage des intermittents du Spectacle, perfectible mais vital pour les salariés réellement intermittents, et la
mise en place d’un système invivable qui conduira, dans les mois qui viennent, à la disparition des revenus indispensables à plusieurs dizaines de milliers de salariés du Spectacle pour vivre entre deux engagements. Le tissu culturel, comme le tissu social, s’en trouveront irrémédiablement déchirés.
A moins que le gouvernement ne décide de refuser l’agrément du
protocole d’ accord du 27 juin, permettant ainsi la tenue de réelles négociations.