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Intermittents pris à la gorge, tribune de la Coordination nationale des intermittents et précaires publiée dans Libération, 19 juillet 2006

Publié, le samedi 22 juillet 2006 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : samedi 7 mars 2009


Intermittents pris à la gorge

« L ’acquittement apparent, dit le peintre, n’a pas l’air de vous paraître avantageux ? Peut-être préféreriez-vous l’atermoiement illimité. Dois-je vous expliquer le sens de l’atermoiement illimité ? » (Franz Kafka, le Procès ).

Il y a trois ans, la signature de l’accord du 26 juin 2003 nous signifiait le fait qui nous était incriminé : « Vous êtes trop nombreux. » Peu importait pourquoi, comment, nous étions devenus si nombreux, il fallait que le nombre des intermittents diminuât, et que surtout cessât d’être attractif un système d’indemnisation du chômage qui permettait d’allier à la précarité de nos emplois la sécurité de nos revenus sur l’année.

La « date anniversaire » qui permettait l’annualisation des droits, l’ancrage nous permettant de ne pas dériver dans la précarité, était supprimée.

Nous nous sommes défendus. La lecture du protocole, la stigmatisation de ses aberrations, les annulations des festivals, les interventions des intermittents sur les espaces publics, ont eu raison de la légitimité des signataires et de la carrière d’un ministre. Nous avons créé un « comité de suivi » regroupant élus, syndicats, coordinations. Cet organe informel, mais représentatif, a rédigé une proposition parlementaire de loi (PPL), reprenant l’une des revendications essentielles de ceux qui étaient concernés au premier chef par la réforme : plus de 470 députés ou sénateurs de la majorité comme de l’opposition se sont engagés à voter cette PPL si elle était inscrite.
Deux ans après, elle ne l’est toujours pas.

Pendant ce temps-là, la réforme s’applique, excluant de nombreux intermittents, dont 21 000 furent « rattrapés » en 2005 par une Allocation de fonds transitoire (AFT) payée par l’Etat afin d’obvier à l’incurie des signataires de l’accord. Ceux qui ont gagné 243 jours d’allocations grâce à cette AFT, qui leur permet de continuer à répéter, à jouer, à tourner, à vivre, n’oublient pas que c’est grâce à eux-mêmes et à la pérennité de leur lutte qu’ils ont acquis leur sursis.

L’Unedic pouvait ainsi continuer à indemniser mieux ceux qui gagnent le plus et le plus régulièrement. Le « déficit » des annexes 8 et 10 se révèle aujourd’hui être l’argument de façade qu’il a toujours été : Gautier Sauvagnac, négociateur du Medef à l’Unédic, confessait ainsi en décembre : « Le problème, ce n’est pas de réduire le déficit des annexes, mais de réduire le nombre des intermittents. » Pendant ce temps, les Gargamelle du paritarisme, négociateurs du Medef et de la CFDT, mitonnaient leur réforme de la réforme.

En effet, le protocole du 26 juin 2003 passant sa date de péremption, il fallait le proroger, ce qu’ils firent en janvier 2006. Dans ce vieux chaudron, ils replongèrent le protocole congelé de 2003, assaisonné de beaucoup d’épices pour en masquer le goût, ainsi que d’une idée empruntée à nous-même : l’abandon pour le calcul de l’indemnité journalière, de la référence au salaire journalier de référence (SJR), qui jouait notoirement comme une incitation à la sous-déclaration du travail.
Nous nous félicitons certes de voir ici les gestionnaires de l’Unédic commencer à acquérir quelque bon sens. Mais nous avons aussi compris que le fond de sauce de ce projet est un vrai relèvement du nombre d’heures nécessaires pour ouvrir des droits à l’allocation.

Il s’accompagne enfin d’une politique d’inquisition bureaucratique qui sous couvert d’une lutte vertueuse contre les abus vise à éradiquer les structures de production les plus fragiles. Aujourd’hui, les cuisines du paritarisme ont donc laissé échapper un brouet qui, sous le nom de « Protocole du 18 avril », circule entre signataires potentiels, et que nul, cuisiniers en tête, ne veut s’aventurer à consommer tel quel.

Le ministre de la Culture a enveloppé ce projet de protocole d’un fumet artificiel, inventant un dispositif créant une fausse date anniversaire, une vraie prime à la sortie du système qui serait aux intermittents ce que la « prime de retour au pays » est aux immigrés. Nous pourrions nous abstenir de lire ces proses, si les prétentions de leurs auteurs ne constituaient un danger pour la démocratie. Nous pourrions préférer utiliser notre énergie pour nos spectacles ou nos films, si ces gens-là n’étaient pas en train de faire passer nos pratiques pour de la délinquance.

Nous pourrions rire de ces atermoiements illimités que constituent ces « négociations » sans fin, si l’avenir de plus de 100 000 intermittents n’était en jeu. Nous savons que la CFDT conditionne sa signature au fait que les parlementaires s’engagent à ne pas déposer ensuite la proposition parlementaire de loi, qui abrogerait de fait l’accord. En clair, un syndicat minoritaire exige des représentants élus de la Nation de renoncer à écrire la loi. Nous savons aussi que les mesures de contrôle avancées par le ministère de la Culture lui sont d’autant plus faciles à décider qu’elles ne lui coûteront rien.

A défaut de voir l’Etat et les collectivités locales se doter des moyens nécessaires à l’accomplissement des politiques culturelles qu’elles ont voulues, ceux-ci laisseront des bureaucrates, des policiers et des juges faire le tri à l’aveugle parmi les compagnies. Nous ne récusons pas les contrôles en soi, mais nous dénonçons cette hypocrisie qui feint d’ignorer qu’en l’état actuel des financements, des lois, des contraintes imposées aux compagnies et aux structures de production, il est tout simplement impossible à qui le souhaite de respecter la loi. Les structures qui ont les moyens de payer des administrateurs permanents, des comptables, des juristes, afin de répondre aux demandes de plus en plus complexes de la technocratie culturelle survivront. Les autres non. Le but de cet atermoiement illimité est de nous faire vivre dans la peur. Menacés en permanence par l’épée de Damoclès du contrôle, pris à la gorge par le manque d’heures, incapables de nous repérer dans le maquis des réglementations, nous serons autant de cas particuliers devant les guichets, autant d’entreprises personnelles en concurrence mutuelle, autant de serviteurs zélés des technostructures culturelles.

En effet, dans ce domaine culturel devenu central dans l’économie contemporaine, nous serons isolés, impuissants et dociles. Loin de s’opposer, la concurrence économique et le bureaucratisme planificateur s’entendent à merveille pour s’emparer de la jouissance de nos pratiques, de nos vies, de nos oeuvres. Nous ne dirons à personne ce qu’il doit faire, et comment le faire pour lutter contre cette sainte alliance du libéralisme culturel et de la planification bureaucratique. Chacun sait et peut s’organiser comme il l’entend pour le faire. Nous connaissons les plateaux de tournage, les coulisses des théâtres, nous faisons partie des équipes qui y travaillent. Nous savons comment résister. Nous savons nous coordonner. Nous saurons comment le faire savoir.

Par Joséphine LACANTAT-RICE, coordination nationale des intermittents et précaires.





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