Extraits parus dans Quel bruit ferons-nous, Les prairies ordinaires, mars 2005
Vous soulignez volontiers la fracture entre les années 1960 et 1980, au cours desquelles la parole concernant de multiples formes de pauvreté et de marginalité était volontiers accueillie, et aujourd’hui. Nous serions à un moment historique où ces thèmes et ce qu’ils produisent sont intempestifs, sauf en hiver lorsqu’il faut tout de même héberger d’urgence quelques « SDF ». La médiatisation bruyante ou les discours technocratiques masqueraient donc une croissante surdité. Comment démontrez-vous l’existence de ce changement ?
Il y a deux choses : je crois que l’on assiste à une saturation à propos de la souffrance d’autrui dans les médias ; la vision quotidienne des maux du monde entraîne la banalisation de ce sujet. Quand l’abbé Pierre, en 1954, a déclaré : « Il fait très froid », cela créa un choc réel, palpable. C’était peut-être le rôle de l’Église à ce moment-là d’alerter, puisqu’elle avait une vraie présence dans la société. Depuis, l’Église a perdu tout crédit, et il revient donc à d’autres de prendre la parole, mais aussi de tenir ce sujet pour essentiel.
Patrick Declerck, au début du livre Les Naufragés, écrit à propos des sans domicile fixe : « Je hais ces gens-là », alors que l’on sait bien qu’il consacra une partie de sa vie à leur approche, à leur bien-être, à leur réintégration. Cela m’a un peu sidérée. Bien sûr, je le comprends très bien lorsqu’il écrit : « Ils m’ont vomi dessus, ils puent, c’est horrible », et cela avec violence et dégoût, car il est un des rares à avoir eu le courage de vivre avec les démunis ; et en même temps je reste désespérée de cette assertion. Le rapport à la misère, à l’extrême pauvreté est sûrement un traumatisme ; alors réfléchissons, et puis réfléchissons encore : peut-être en effet sommes-nous tous vomissant les uns sur les autres.
Malgré des discours de rejet de la pauvreté parfois violents, vos livres, qui suivent une voie toute differente, n’en sont pas moins reçus et paraissent résonner aujourd’hui. Par rapport aux notions de marginalité et de précarité, de nouvelles idées n’émergent-elles pas, qui expliquent cet intérêt pour vos travaux, même si le contexte n’est plus celui de la vision généreuse et d’avant-garde des années 1968-1970 ?
Oui, vous sans doute avez raison. Mais je ne comprends pas tout à fait pourquoi mon travail émeut tant de personnes alors que de nombreux livres écrits sur l’actualité racontent des choses tragiques. Peut-être est-ce plutôt à cause du lien que j’entretiens avec l’écriture, avec la forme, et peut-être parce que le chemin emprunté par mon écriture a un déroulement qui laisse place à son élaboration, à son cheminement, au doute, aux questions que je me suis posées. La mise en jeu de son intelligence et de ses affects est sûrement ressentie par les lecteurs ; ils peuvent alors penser à travers cette résonance, à travers ce jeu entre une personnalité que, paraît-il, on devine, et un travail reconnu comme rigoureux, et aussi perçu comme affable, affectueux et cherchant à donner des espaces de liberté de pensée, soit pour penser sa propre vie, soit pour prendre posture face à la société actuelle.
Puisque vous invitez à penser à sa propre vie et, pour cela, à faire résonner histoire et actualité, je n’hésiterai pas à vous questionner à propos d’événements récents. En tant que musicien, je participe depuis juin 2003 à un conflit qui s’avère très riche d’enseignements : celui qui concerne le statut et les droits sociaux des artistes et techniciens dits intermittents du spectacle. Conflit avec le ministère des Affaires sociales, le Medef et les institutions qui décident des modalités d’attribution des allocations chômage, et dont les enjeux dépassent l’actualité : cela concerne en effet la conception politique et philosophique que telle ou telle instance de la société se fait de la culture, de la place des artistes, de la nature de leur temps de travail et donc de leur statut social possible... Or ce mouvement a engendré plusieurs groupes de réflexion, dont l’un s’appelle Pollen et réfléchit à la notion de continuité des droits sociaux, par contraste ou opposition avec la discontinuité de l’emploi et des cotisations. Cela reprend parfois certaines des idées entrevues pendant la dernière mandature de la gauche entre 1997 et 2002, comme de créer des couvertures sociales qui ne soient plus uniquement ou mécaniquement dépendantes de ce que les personnes cotisent, mais des sortes de « pots communs » grâce auxquels chacun peut accéder à des droits, quelle que soit la discontinuité du travail et la difficulté d’en mesurer la productivité immédiate. Comme pour la couverture sociale « Maladie universelle » (CMU), il y eut cette idée de restaurer la notion de sécurité sociale comme étant un devoir et un choix de la société. Cela remet un certain nombre de choses en cause, notamment l’idée d’une équation automatique entre travail productif et attribution d’un droit social. Qu’en pensez-vous ?
J’ai bien sûr suivi le conflit des intermittents, mais je ne connais pas la commission Pollen. Ce que vous dites sur le rapport État-travail, qu’il soit mesurable ou pas, me paraît primordial, car aujourd’hui, pour l’État et pour une certaine partie de la population, le chômeur reste un paresseux, en tout cas un faible. À longueur de journées, à la radio, à la télévision, il est dit que nous sommes beaucoup trop dépendants de l’État et que celui-ci n’est pas une « vache à lait ». Certes...
Derrière le type de revendications que vous évoquez, il y a une recherche réelle de dignité, celle que l’on ressent avec tant d’acuité quand on voit les ouvriers et employés se faire licencier, alors que leur usine marchait assez bien, et qu’on leur explique que le processus n’est plus rentable malgré les bénéfices réalisés. Dès lors se détruisent les théories qu’on leur a mises dans la tête : « Si vous travaillez vous aurez de l’argent ». Les injonctions données furent extrêmement dures, incitant à faire des efforts, des heures supplémentaires, et puis le pacte a été rompu, soudain.
Ce que demandent ces revendications des intermittents, c’est que ce pacte ne soit pas établi ainsi, mais qu’il le soit dans un mode d’accords permettant qu’il n’y ait aucun besoin de calculer et de mesurer le travail des employés, et qu’une certaine réciprocité entre l’État et une forme de travail puisse se réaliser. Le comportement de l’État est d’ailleurs contradictoire, car il accule les individus à travailler davantage tout en exerçant sur eux des chantages extraordinaires (flexibilité horaire, CDD...) et en fermant des usines.
La position que vous revendiquez est une position qui n’a sans doute pas de nom, et si elle peut être vraiment occupée elle bousculera le rapport du patronat à ses employés. Pas de nom, donc « innommable » parce qu’il va bien falloir nommer, trouver du vocabulaire, et aussi parce qu’« innommable » veut dire « à rejeter », ce que désirent un certain nombre de personnes. Il n’y aura donc pas que des idées à avoir, il faudra des noms, des mots pour les dire, un vocabulaire pour soutenir des réalités désirées.
Les intermittents du spectacle ont très vite mis en valeur l’intérêt général qui porte leurs revendications. L’intérêt général, il s’agissait de le faire ressortir, tant au plan de ce que la culture et l’art apportent d’irremplaçable qu’au plan du financement de cette culture et de son utilité économique. Le statut d’intermittent donne à l’artiste une appréciable liberté et une capacité économique réelle, mais il faut sur ce point un consensus dans la société. C’est ce que le Medef a rompu en claironnant son refus de « financer des gens qui travaillent moins que les autres et produisent des choses inutiles ». Mais à cela s’est opposé ensuite le mécontentement des commerçants qui perdaient une partie considérable de leur chiffre d’affaires avec la mise en danger, dans leurs villes, des festivals annuels.
Ce conflit a ainsi permis de mettre en lumière tout ce dans quoi les artistes sont impliqués, dont ils n’avaient pas forcément conscience auparavant. C’est une responsabilité sociale importante que d’arriver à dégager le sens d’un statut social, plutôt que de se penser sur un mode individuel.
Ce que vous expliquez est proche de ce que l’on appelle une expérience de micro-histoire. À partir d’une réflexion avec un groupe d’intermittents dont vous faites partie, vous avez pu comprendre l’ensemble de l’enchaînement des mécanismes sociaux autour de ce problème, et donc autour de l’art, de la culture, de la production du travail confronté à l’oisiveté. Je parle de micro-histoire parce que c’est une tradition historiographique italienne importante dont le principe est de partir d’un fait divers, d’un fait social, ou d’un groupe d’événements réunis par une situation à peu près identique, pour donner un regard relativement général sur une société. En effet, à partir d’un événement particulier se construisent des enchaînements, se dessinent des ramifications qui parcourent l’ensemble des arrangements entre les personnes et les collectivités, qu’elles soient marchandes, intellectuelles ou éducatives. Le conflit des intermittents peut être considéré comme un fait social total si on le lit avec attention. De plus - et ce n’est pas le moindre - ce conflit a permis à certains d’entre eux de se sentir reliés à des mondes dont ils se croyaient probablement isolés.
Cela s’est vérifié dans l’extension du mouvement vers la réflexion que j’évoquais plus haut, véritable laboratoire d’idées face au phénomène général de la précarité, dont on mesurera la fertilité dans quelques années. Il ne s’agit cependant pas d’idéaliser un tel mouvement social. Un des écueils que l’on n’évite pas toujours est d’entretenir un certain manichéisme dans lequel les pouvoirs publics figurent systématiquement comme les « méchants ». Au lieu de tenir le choc d’une confrontation d’idées, on produit alors une rhétorique de victime face à des « monstres » qui refusent aux autres rien moins que la vie. Cette forme de dépolitisation qui s’ignore génère des revendications très fortes, charmantes parfois, inventives et originales, mais privées de ce qui pourrait les rendre efficaces politiquement. Le personnel politique, trop content d’avoir affaire à ce type de révoltes, en joue.
Un processus de victimisation est effectivement en passe de recouvrir toute la société. Aujourd’hui, chacun se sent victime de quelque chose ou de quelqu’un, et se poser comme victime, parler comme sujet « victimisé » ou en état de victimisation est considéré par beaucoup comme une participation naturelle à la vie de la cité. Un autre effort intellectuel qui serait animé par la volonté de prendre les paroles autrement que pour la conséquence d’une victimisation permettrait un sursaut, un ressort qui rendrait possible de véritables analyses. Les discours référents se sont dilués, anéantis, et cette sorte de plaidoyer en faveur de la victimisation empêche le risque et la négociation avec autrui.
Est-ce également comme chercheuse que vous vous sentez concernée par ce mouvement des artistes et techniciens ? La recherche, votre travail, consiste en effet aussi à passer énormément de temps à lire, à recevoir, à s’imprégner d’éléments de toutes sortes avant de pouvoir les transformer en formes de savoirs, de productions...
Bien entendu. La preuve en est qu’il est souvent dit que le CNRS est un lieu très privilégié et que les chercheurs ont une vie tranquille. Oui, il y a une analogie avec les intermittents du spectacle dans cette idée de non productivité immédiate et dans la question « À quoi ça sert ? », que j’ai pour ma part profondément intériorisée et tant entendue. De plus, il existe aujourd’hui une ambiance fortement anti-intellectuelle orchestrée par les gouvernants et tant d’autres personnes, y compris - hélas ! - des intellectuels. Concernant le mouvement des intermittents, la proximité que je peux ressentir avec les artistes m’a aidée à mieux comprendre tout ce processus.
L’enjeu me semble être de faire admettre de nouvelles temporalités du travail, de nouvelles continuités derrière des discontinuités formelles de contrats de travail... Pourquoi les artistes ont-ils réussi pendant quelques années à être payés pour un temps de travail effectif, mais pas directement quantifiable par les contrats de travail ? Comment en est-on arrivé à nous rétribuer en tant qu’artistes, en dehors du temps formalisé par le seul contrat ? Ainsi, la notion même de travail pour l’artiste, comme pour le chercheur, est-elle probablement subversive. Le pire serait d’instaurer maintenant, sous prétexte de moralisation et de normalisation, une précarité massive : pour le Medef, nous sommes tous en dette.
Vous êtes peut-être l’« oisif » du xviiie siècle. En effet, selon le discours sur la pauvreté de ce siècle, qui oppose le bon pauvre au mauvais pauvre, vous faites partie des mauvais. Pour moi les mots sont essentiels. Le Medef, par exemple, se retient sûrement de ne pas employer le mot « oisif », cela se sent. Et s’il a ce mot à la bouche sans le dire, c’est bien parce que nous sommes héritiers de la politique d’assistance d’autrefois ; c’est pour cela que l’histoire est si passionnante. Ce terme qui a eu son heure de gloire à la fin du xviie siècle pour assigner quelqu’un à sa condition et pour qu’il en subisse toutes les conséquences, a encore des influences sur le discours politique d’aujourd’hui. Je crois que la distinction entre le bon pauvre, le pauvre « honteux », et le mauvais pauvre, c’est à travers la notion d’« oisiveté » qu’elle se fait et s’entretient. Le Medef reproduit cela, peut-être sans même le savoir. C’est un héritage, malheureusement, symbolique. Ce que saint Vincent de Paul mit en place parallèlement à la création d’une assistance pour les pauvres était à cette époque d’une extraordinaire modernité. S’il y a oisiveté quelque part aujourd’hui, il n’y a pas production - d’ailleurs dans oisif, il y a « oiseau », « bec ouvert », « regarder les étoiles », « oiseux », « noise » - donc risque de méchanceté et de vice. Quelqu’un d’oisif sera forcément contaminé par le vice. Saint Vincent de Paul, avec sa fondation, « révolutionnaire » pour son temps, a fabriqué quelque chose sur lequel nous vivons encore dans les mentalités et qui a rencontré son usure.
C’est pour cela que les mots me passionnent ; parce qu’ils nous conduisent jusqu’à aujourd’hui et s’ajoutent à la façon dont nous fabriquons nos gestes, nos attitudes intellectuelles, nos pulsions peut-être. Dès lors, il faut se battre constamment pour que ce mot ou cette idée ne vienne pas à la bouche et ne nous contamine pas ; parce que le mot « oisif » peut être beau - quelque chose de contemplatif s’y loge - et avoir pourtant des conséquences mortifères. Nous en sommes malheureusement héritiers pour le pire. Ce mot a ensuite influencé la monarchie, la royauté et les gouvernants dans leur façon d’administrer secours et assistance. L’hôpital Bicêtre comme celui de la Salpêtrière, à Paris, l’enfermement des pauvres des xviie et xviiie siècles, jusqu’aux clochards du xixe siècle et SDF d’aujourd’hui, sont des témoins de cette pensée, et toute la politique de la marginalité et de la pauvreté reste fondée sur ces bases. On ne le sait malheureusement pas : le travail de l’historien doit tenter de déconstruire ce non-savoir. À partir de là, on a sans doute le choix de s’en libérer, de le combattre ou pas.
Dans cette généalogie du mot « oisif », qui représente un apport passionnant de l’histoire à la réflexion sur ce qu’est la nouvelle précarité, vous soulignez de manière impressionnante qu’il y a toujours dans les mots l’enjeu de plaquer sur les autres tout un dispositif de discours dans lequel ils vont devoir forcément s’insérer, même par la révolte. C’est fondamental, et votre travail porte beaucoup sur ces dispositifs de discours en les historicisant.
Travaillant souvent sur des interrogatoires de police du xviiie siècle, qui imposent tout un jeu de questions et réponses, je vois en effet cheminer deux mondes : celui des puissants et celui d’en dessous ; ce dernier étant confronté à des discours qui doivent l’acculer soit à un aveu soit à prouver son innocence, soit à la condamnation. Les dispositifs discursifs sont différents, certains étant plus puissants que d’autres, parce que la justice a quand même la puissance du verbe ajoutée à celle qui agit sur le corps. C’est la première chose que l’on remarque : les questions sont bien élaborées par les commissaires, éduqués aux Lumières, et les réponses restent intelligemment évasives pour semer le doute. Voir cela écrit permet de mesurer la violence entre deux mondes qui se heurtent.
En s’immergeant dans ces interrogatoires, on finit par reconnaître qu’il y a, selon les commissaires de police qui témoignent des idéologies du xviiie siècle, des dispositifs particuliers, et chez les accusés de nombreux moyens de répondre, d’inventer, de biaiser, même si la parole n’est jamais aisée et prend des détours pour élaborer des compétences qui ne sont jamais reconnues par le savoir de la police, aveugle à cette inventivité sociale. Ce jeu est visible lorsque l’on ouvre les archives ; il y a une telle différence, ne serait-ce que dans la syntaxe, que l’on saisit ces deux mondes. Travailler sur cette constante confrontation permet d’observer un travail d’élaboration réciproque et d’interaction, sans doute inconscient. En fait, un commissaire de police que vous voyez souvent ne vous apprend-il pas à lui répondre ? Toute une interactivité, un jeu de compétences, de mots empruntés, apparaissent... Dès lors on constate un savoir efficace sur soi, qu’il existe pour ruser, tromper, dire la vérité, tuer, haïr ou aimer. Ce sont des continents qui se rapprochent des nôtres et dont nous sommes encore les héritiers. On peut reconnaître les langages, les interpréter, comprendre comment ils ont forgé et forgent encore notre imaginaire.
Vous mettez remarquablement l’accent sur la continuité entre vos objets d’étude et nos discours aujourd’hui, la façon dont s’élaborent nos réponses à la fois sociales, idéologiques, politiques et individuelles. Serait-ce quelque chose dont nous ne serions pas suffisamment conscients ?
Le mot « héritier », que j’emploie souvent, je le sais, ne convient pas très bien ; mais je n’en trouve guère d’autre. Peut-être qu’à force d’avoir lu tant de paroles vives, tant de dialogues, je me sens à la fois proche et loin de ce monde, ce qui crée en moi une tension vive. Je « reconnais » leurs sentiments, affects et raisons ; en même temps je vois des ruptures fondamentales avec aujourd’hui. C’est dans cette tension entre une grande familiarité et un dépaysement total que peut-être jaillit l’idée paradoxale, non d’un progrès, mais d’une appartenance. Connaître, re-connaître cette appartenance permet de s’en déprendre, selon le mot de Michel Foucault. Voici le plus difficile, passer de l’appartenance à la déprise, en reconnaissant la première comme une vieille amie.
Pour vous, l’analyse des continuités historiques ne débouche donc pas sur la détermination du présent par le passé. Ni même sur la ré-assurance identitaire, puisque l’horizon de vos analyses est la déprise, non l’appartenance. Il ne s’agit pas simplement de se reconnaître, de s’identifier, mais aussi de s’étonner, d’accéder à l’altérité et à de nouvelles possibilités. On pourrait dire que vos analyses sont toujours dynamiques, qu’elles sont des mises en mouvement de l’histoire inscrites dans une dimension collective, au passé comme au présent. Comment parvenez-vous à ce résultat ?
En essayant de prendre une position transversale, un peu particulière. Lorsqu’il m’arrive de rencontrer un public, de travailler un objet d’histoire, ou d’écrire un livre, le point de départ est l’étude des pensées, affects et imaginaires du peuple ; à partir de là ma position devient transversale, car elle consiste à transmettre aux lecteurs d’aujourd’hui quelque chose qui s’est passé autrefois, et qui peut-être subsiste encore. Ce quelque chose, les lecteurs et le public ignorent qu’ils en sont non seulement les héritiers, mais qu’ils en ont encore les traces en eux, dans leur corps, leurs gestes parfois, comme dans leur vision du monde, et qu’ils peuvent le réactualiser s’ils le veulent. Cette idée est peut-être une utopie, mais elle correspond à une des mes convictions. Le choix du siècle des Lumières et de sa société, le « plaidoyer » en faveur de cette mise au jour d’une société passée, ne sont pas destinés uniquement à en montrer les souffrances, à en exhiber les manques, et cela même s’ils sont d’une intense présence ; mon approche de l’histoire ne cherche à occulter ni les phénomènes ni les effets de la domination. Mais j’aimerais aussi faire en sorte que les lecteurs de mes livres puissent s’approprier quelque chose qui existait hier et qui, sous une toute autre forme, existe encore aujourd’hui, même s’ils ne le savent ni ne le pressentent - ce qui, par ailleurs, est bien normal. « Aujourd’hui palpitent des mouvements, refus et intentions d’autrefois ; tel un passeur, je vais en tous sens d’une rive à l’autre pour entretenir le vivant de ce qui ne disparut pas tout à fait et faire chemin avec lui. » Il faut prendre certaines postures du passé comme autant d’outils pour l’avenir.
Dans mon séminaire, intitulé « Corps et politique », j’essaie de mettre en œuvre une approche de ce qui pourrait s’appeler, dans cette société des Lumières, la
« ferveur », c’est-à-dire l’existence de systèmes collectifs d’associations, de partages intensifs, de rencontres. Ces systèmes renvoient à un enthousiasme populaire qui existait alors, à une facilité de communication entre les corps, à des possibilités d’arrangements, à un bonheur d’être ensemble, à une grande sensualité entre hommes, femmes et objets, enfin à toutes ces manières d’être en collectivité que les personnes du xviiie siècle dans les milieux populaires connaissaient bien. Les fêtes et les cérémonies étaient nombreuses, on le sait, même s’il s’agissait souvent de cérémonies monarchiques, et se terminaient en guinguettes, en bals, en visites au cabaret et en déambulations auprès de la Seine ; les responsables de la cité ne faisaient pas obstacle à cette fermentation du désir, si toutefois elle ne finissait pas en troubles, ce qui était la grande crainte des gouvernants.
Il s’agit d’expliquer cette vie, une vie constamment sollicitée par le dehors, jamais mise à l’abri dans l’intimité, une vie à la communication et à la négociation permanentes, conflictuelle ou solidaire, pouvant offrir des espoirs et des possibilités pour aujourd’hui, même si chacun sait qu’il ne s’agit en aucune manière de revenir en arrière. En somme, un des buts est de chercher ce qui, dans ces ensembles, a encore une actualité ou du sens pour aujourd’hui. Les individus du xviiie siècle, dont il fut dit par leurs contemporains qu’ils ne possédaient ni sens politique ni conscience de classe, que peuvent-ils nous apprendre à nous, qui vivons dans une société à ce point parcellisée, individualisée, atomisée, ayant perdu le sens du lien social et soumis aux pressions dites incontournables des raisonnements libéraux ? Oui, paradoxalement, nous avons à leur emprunter, nous qui vivons pourtant dans une société économiquement bien plus favorisée que la leur.
Dans le débat historiographique d’hier et d’aujourd’hui a existé et existe encore une polémique autour de la question de savoir si le peuple du xviiie siècle avait conscience ou non de ce qu’il était. Il n’y a pas une thèse dans laquelle les étudiants ne se posent cette question dite fondamentale : conscience de classe, pas conscience de classe, conscience politique ou non ? J’essaie, non de me débarrasser de cette question, bien que je la trouve parfois un peu insultante pour le peuple en question, mais de comprendre ce qui pourrait rendre non évidente la conscience des individus du siècle des Lumières. Cette conscience, il faut à mon avis non en démontrer l’existence, mais en souligner l’évidence à partir des formes qu’elle s’appropria avec raison et passion. « La novation du siècle est à lire dans la multiplicité des pratiques qui visent la gestion des espaces (...) et dont les dispositifs imposent une profonde réorganisation des systèmes d’ordonnancement du social. » Mais il est difficile de percer un chemin solitaire, une ligne particulière et efficace ; cela demande à la fois de la naïveté, des convictions fortes et quelques intuitions. En suivant certaines intuitions, je ne produis pas des discours scientifiques, magistralement imposants, mais plus souvent des hypothèses. Personne ne sait vraiment comment le peuple a « fait » cette histoire et comment il en est arrivé à la Révolution, même si bien des historiens ont expliqué avec brio les aléas de ce siècle en alignant les causalités et les événements avec minutie. Bien sûr, il ne s’agit pas de mettre en parallèle une révolution qui serait à faire aujourd’hui à celle déjà accomplie autrefois ; il s’agit seulement de montrer comment des personnes déniées par les élites, dans leurs pensées et dans leur raison, sont parvenues à construire - en parlant, en pratiquant, en vivant, en s’organisant, en se cachant, en rusant - quelque chose de drastiquement opposé à la société qu’elles connaissaient, société qui était censée les contenir, les abriter, et avait oublié de donner à leurs pensées une valeur absolue.
Avez-vous été mise sur la voie de cette réalité - la ferveur au xviiie siècle - par des « systèmes de ferveur » contemporains ?
Non, pas vraiment. La « ferveur » évoquée ne ressemble à rien de ce qui existe aujourd’hui, elle n’était assignée ni à certains moments ni à certains lieux ; elle existait sur un mode continu et appartenait à l’expressivité du peuple du xviiie siècle, mélange de violence et de rapport obligé à autrui. D’ailleurs, le mot « ferveur » est aussi un mot de la littérature du xviiie siècle. Ces rapports pouvaient aller jusqu’à excès et saturation, puisque la trop grande proximité entre individus dans la ville était déjà, à la fin du xviiie siècle, un thème de revendication. Cette promiscuité encombrait, il ne faut pas l’oublier et décrire des systèmes par trop idylliques. Il faut en retenir l’évidence avec laquelle les perceptions sensorielles et le toucher, l’ouïe, le regard et les gestes, existaient, et comprendre qu’ils nous sont moins familiers et accessibles aujourd’hui, où l’on est frappé par l’importance des stratégies d’évitement des corps. Dès que l’on frôle quelqu’un, n’a-t-on pas tendance à s’inquiéter d’abord, puis à se confondre en excuses ? Les stations de métro parisiennes n’ont-elles pas organisé leurs bancs d’attente sur les quais en sièges individuels respectueusement séparés les uns des autres par un espace sécuritaire ?
Par rapport au travail que vous menez actuellement sur le xviiie siècle, quelles sont les idées, les références que l’on pourrait s’approprier aujourd’hui ?
C’est sur l’immédiateté de pratiques ordinaires partagées et de solidarités quasi obligées que l’on peut réfléchir. Quant aux manifestations, il y aurait peut-être, et encore, celle du 1er mai 2002, après la chute de Lionel Jospin, où de nombreuses convictions différentes se sont exprimées sous une même bannière, dans un même élan, dans un même choc psycho-sociologique. Cette manifestation avait beau être diffuse, sans revendication précise en dehors de celles liées au rejet de Jean-Marie Le Pen et à la sidération face à son score, elle a véhiculé ce jour-là énormément de concepts, de sensations, de philosophies ; une sorte de besoin d’expression a eu lieu, et sans doute un retour du refoulé lié à ce que l’austérité de Lionel Jospin avait créé, faisant passer sous silence bien des émotions. Même s’il est évident que l’on ne peut comparer terme à terme le siècle des Lumières à notre présent, il est visible que dans cette manifestation, un sens politique s’est déployé, un sens qui ne fut pas récupéré par les officines politiques, un sens qui s’improvisa au fur et à mesure du parcours. Ce type de manifestations, bien que les gens en soient très heureux, reste rare.
Les grèvesde1995 furent sérieuses et graves, mais semblables en un sens. En 2002 comme en 1995, un « défoulement », ou plutôt un trop-plein visant à la fois le politique, la révolte et les affects a eu lieu, prenant bien entendu des formes différentes. Rien n’est invariant, rien n’est jamais le même.
Ces exemples isolés ne contredisent pourtant pas l’idée d’une perte globale du sens de la communication et du collectif. Les fêtes commémoratives de la Libération furent sans émotion, et ce fut étrange, lourd à supporter. Je n’ai pas de solution toute faite à proposer, bien entendu, simplement le désir de donner à voir et à entendre - comme on donne à voir des tableaux, des films, des peintures et comme on donne à entendre des sons - des images et des sons d’autrefois.
C’est seulement à partir des années 1780 que les représentations du corps, construites par les nouvelles découvertes médicales, ont fait que l’on a pu penser que la peau était la limite du corps humain, séparant les individus les uns des autres. Auparavant, la vision médicale, théologique, spirituelle et ecclésiale postulait qu’il y avait un continuum entre les corps des êtres humains, et qu’ils formaient ensemble le corps de Dieu ; ainsi chaque corps était-il relié au « cosmos », c’est-à-dire à son environnement naturel, saisonnier, fluctuant et mobile. Ceci explique que les échanges entre les corps au xviiie siècle étaient plus faciles : la limite des corps n’était en effet pas encore tout à fait définie. La naissance de l’idée de la peau comme tissu qui protège les uns des autres et marque les limites définitives du corps, auquel l’autre n’appartient pas, est utile pour comprendre les relations sociales et interpersonnelles à cette époque.
Cette rupture a eu lieu au moment même où les premiers vaccins inoculaient la petite vérole. Cette pratique de la vaccination a entraîné des débats théologiques : pénétrer le corps humain, même pour le guérir, signifiait pénétrer la substance divine ; ceci était d’autant plus interdit que le principe du vaccin est de « transmettre » la maladie avant de la guérir. C’était donc un projet qui ne pouvait être décidé que par Dieu, et non par l’homme.
Ceci a bouleversé les représentations du corps et façonné la manière dont nous le percevons aujourd’hui. On peut donc considérer que notre mémoire collective a été bien davantage celle de la représentation d’un corps en échanges poreux avec le « cosmos », comme avec le sacré, le diable - puisqu’à cette époque on croit que le corps peut être aussi bien le lieu du malin que celui de Dieu - ou le roi, nourrie de l’idée que l’on ne faisait partie que d’un seul corps. De nos jours, l’idée de la stricte séparation des corps, de leur individualisation, est complètement assimilée, mais il faut bien comprendre qu’elle n’est vieille que d’environ deux cents ans. Si l’on pouvait parler du corps autrement, il serait possible de mieux comprendre ce que sont les mouvements sociaux et les raisons de l’effusion qui existe dans les manifestations collectives, sportives, festives ou politiques ; il serait peut-être possible de savoir s’il s’agit, non d’un retour, mais de cette belle continuité d’une réalité et d’un sentiment que nous avons toujours connu : l’« échange avec », le « bonheur d’être », et cela même si l’on est en révolte, le bonheur d’être ensemble, c’est-à-dire, pour le xviiie siècle, « un vivre-ensemble pour le pire et pour le meilleur ».
Les travaux des historiens sont nécessaires pour comprendre comment certains événements, méthodes, thérapies ou maladies bouleversent les représentations et les systèmes de relations entre les individus. Par exemple, la contraception a changé énormément de choses dans les rapports entre les hommes et les femmes, mais elle a changé aussi la vision du rapport de l’enfant au monde ; elle a permis de choisir d’avoir un enfant ou non. Cela représente, autant que l’avortement, un éclatement extraordinaire. Le sida a profondément modifié notre rapport au sang, lui qui était si présent et presque familier au xviiie siècle. La méfiance vis-à-vis du sang contaminé devient une de nos premières représentations : le dentiste ou l’infirmier pense d’abord à mettre des gants. Si ces gestes sont reproduits, cela signifie forcément une nouvelle représentation du corps. De plus, les gestes renforcent l’imaginaire ; en effet, si le dentiste retire une dent à son patient et qu’il porte des gants, on pense forcément qu’il suspecte le corps du patient. Il est important d’essayer de comprendre ces rapports des corps au monde, aux discours médicaux et aux discours savants. Les discours politiques aussi sont emplis d’allusions au corps, soit dans l’utilisation de la métaphore de la société comme « corps social », soit pour évoquer l’État ou le gouvernement ; le mot « corps » est très souvent employé dans une grande polysémie. Percevoir quelles ont été les représentations du corps au cours des siècles, ce qu’elles ont permis, et comment fonctionne la mémoire collective, est passionnant, car nous entretenons tous avec le passé un lien fondamental. Et les discours savants capables d’évoquer ce lien sont souvent parcellisés et complexes, alors qu’il serait souhaitable, pour transmettre ce savoir, de le rendre accessible ; accessible sans perdre en précision scientifique, sans rester sous l’emprise du discours honoris causa, académique, qui ferait et fait de nous des propriétaires du savoir et des gens de pouvoir. S’engager dans un savoir donne la responsabilité de s’engager complètement dans sa transmission.