Résumé : La présente communication s’attachera à mettre en lumière les différents types de relations que les allocataires du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) entretiennent avec la norme d’autonomie promue par les institutions de service social au travers de l’instrument contractuel (le « contrat d’insertion ») qui ouvre en théorie le droit à l’allocation. D’un point de vue méthodologique, elle repose sur un travail d’enquête qualitative et sur l’analyse d’entretiens semi-directifs réalisés entre 2005 et 2007 (72) auprès d’allocataires du RMI ayant un contrat en cours de validité dans plusieurs départements franciliens (Paris ; Seine-Saint-Denis ; Yvelines).
INTRODUCTION
Les politiques d’insertion sont exemplaires de la normativité de l’autonomie dans la société française contemporaine. La contractualisation des relations entre les usagers et les institutions invite les premiers à prouver expressément qu’ils veulent adhérer à la société pour bénéficier de la solidarité de celle-ci. Ces politiques sont de part en part traversées par une logique de la reconnaissance des formes de relation à soi. Chacun y est considéré comme responsable de sa vie, et chacun va devoir trouver en soi les motifs de sa participation à la société.
Cependant, la valorisation de l’autonomie individuelle a pour pendant une condamnation accrue des comportements considérés comme déviants. Ce renversement est structurel. Pour en rendre compte, on peut suivre ici François Dubet lorsqu’il affirme que « de manière plus ou moins latente, le principe d’autonomie est sous-tendu par une conception héroïque d’un sujet capable de se construire lui-même et donc porté à « blâmer la victime » (1) ». La référence à l’autonomie dans l’insertion apparaît dès lors comme une façon d’adapter cet idéal aux possibilités effectives des individus.
Appliquée à des individus dépourvus des supports sociaux nécessaires pour la mettre en oeuvre, la norme d’autonomie engendre le développement d’une injonction paradoxale. Elle l’est à double titre : matériellement d’une part, puisque les allocataires sont de par leur statut même incapables de répondre à l’injonction d’être autonomes. D’autre part, d’un point de vue symbolique, l’intériorisation des normes promues par l’institution peut conduire les individus à se dévaloriser eux-mêmes et donc à s’enfermer dans une forme de dépendance.
Pour étudier la relation que les individus allocataires du RMI entretiennent avec l’insertion (2), je reviendrai, dans un premier temps, sur la façon dont certaines données de contexte social m’ont conduit à élaborer les grands axes d’une typologie. Dans la société française contemporaine, l’assistance est à la fois banalisée et stigmatisée. Ces tendances accroissent les enjeux identitaires et relationnels de la référence à la norme d’autonomie. J’étudierai ensuite brièvement les trois types de relations à l’insertion que mon enquête a permis de dégager. Enfin, je conclurai en montrant les rapports qui peuvent être inférés à partir des analyses empiriques entre la crise de légitimité qui frappe aujourd’hui un dispositif de solidarité comme le RMI d’une part et d’autre part ce que l’on peut nommer, à titre d’hypothèse, une crise de la confiance interpersonnelle entre les citoyens.
L’ASSISTANCE ENTRE BANALISATION ET STIGMATISATION
L’assistance entre banalisation et dramatisation
L’évolution du contexte social et politique d’application du RMI depuis sa création a, paradoxalement, à la fois banalisé et dramatisé les enjeux identitaires inhérents au rapport que les populations vulnérables entretiennent avec les institutions. Ils sont banalisés parce que la diffusion du RMI dans l’espace social est beaucoup plus large tant d’un point de vue quantitatif que du point de vue de spectre de conditions qu’il recouvre (le nombre d’allocataires qui s’élevait à 350 000 au moment de l’évaluation de 1992 s’élève à plus 1,2 million aujourd’hui). A l’inverse, ils sont dramatisés parce que cette diffusion s’est accompagnée d’une stigmatisation croissante des allocataires. On a ainsi pu établir un renversement des opinions relatives aux allocataires du RMI et du type de réponses politiques à apporter à l’augmentation des publics de ce dispositif (3).
Paradoxalement, la mise en place de procédures d’activation a contribué à la diffusion d’un type d’expérience vécue que Serge Paugam (4) rapprochait de l’idéaltype de la dépendance envers le service social. Tous les individus sont désormais invités à avoir des relations régulières et contractuelles avec les services sociaux. L’application à grande échelle de l’accompagnement et la mise en place de plus en plus systématique d’un « référent » conduisent un nombre croissant d’individus à faire l’expérience du statut d’assisté. Simplement, pour les allocataires ayant un contrat en cours de validité, les limites quantitatives de l’application de l’outil du contrat d’insertion (qui est de 44% au niveau national en 2006 selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) ont pour effet de restreindre la crédibilité des menaces de sanction que l’institution peut proférer à leur encontre s’ils ne remplissent pas leurs obligations. Cette faiblesse quantitative contribue au maintien de la situation où la manifestation d’une « bonne volonté » apparaît comme une réponse satisfaisante à la demande de contrepartie qui émane de l’institution (5).
Ces tendances approfondissent le stigmate envoyé par le rattachement direct aux institutions des assistés et conduit à interroger radicalement la nature de ce type d’intervention de l’Etat-providence. Avant même l’instauration du RMI, Dominique Schnapper avait ainsi relevé l’ambiguïté propre aux statuts issus de la solidarité dans une société où la hiérarchie des statuts s’ordonne à partir de la production :
« On voit ainsi apparaître la conception implicite selon laquelle le revenu ne dépendrait plus de la production mais de la seule protection sociale. [...] Or la hiérarchie des statuts selon le rapport à l’emploi ne peut pas ne pas rester une donnée fondamentale dans une société dominée par les valeurs de l’efficacité et de la rationalité de la production. »(6)
Cette ambiguïté n’a cessé de se développer avec l’instauration puis l’application à grande échelle du RMI et de son volet insertion. L’expérience vécue de la pauvreté, lorsque ceux qui la vivent sont soumis à une norme d’autonomie, peut être ressaisie à partir de la réponse à la question suivante : « quelles sont les réponses formulées par les allocataires à la norme d’autonomie que l’institution leur adresse au travers du contrat d’insertion ? » Cette question invite à enquêter sur l’expérience vécue, ce qui est possible par la méthode des entretiens semi-directifs. Cependant, certaines données quantitatives permettent de cerner la nature des contraintes qui pèsent sur l’expérience vécue des allocataires du RMI ayant un contrat d’insertion en cours de validité.
Le paradoxe soulevé par les travaux quantitatif
Parmi les données issues de la statistique publique, l’étude « Pratique des institutions et perceptions des bénéficiaires » réalisée pour la DREES apporte des éléments de compréhension des ambiguïtés de la perception du contrat par les allocataires. En effet, cette étude affirme en conclusion que : « le rapprochement des données d’enquête et des informations administratives fait apparaître un certain paradoxe : les contrats effectivement signés sont, dans leur grande majorité orientés vers l’emploi ; cependant les bénéficiaires valorisent relativement peu l’aide qui leur est apportée lorsqu’ils en jugent l’impact sur leur insertion professionnelle. A l’inverse, l’accompagnement social a une place plus réduite dans les contrats d’insertion, alors que les allocataires disent apprécier l’aide qui leur est apportée dans ce cadre. »(7)
Ces données fournissent un cadre que l’analyse qualitative peut et doit enrichir par une mise au jour des logiques présidant à l’adoption de ces représentations. Elles orientent également le sens du questionnement. Ces analyses mettent en effet en lumière un paradoxe - les contrats portent sur des formes d’insertion « professionnelles » alors que leurs bénéficiaires valorisent l’accompagnement social. La restitution du sens de l’expérience vécue peut aider à résoudre celui-ci dans la mesure où elle s’attache à décrire les relations complexes et changeantes entre les deux aspects de « contrat » et « d’accompagnement social » qui structurent la relation d’insertion du point de vue des allocataires.
Pour ce faire, le travail d’analyse des entretiens approfondis que j’ai réalisés au cours de mes enquêtes a visé à ressaisir l’expérience vécue des allocataires du RMI sous contrat d’insertion dans le double cadre d’une relation intersubjective entre un allocataire et un référent et d’un horizon d’attente de réintégration de la citoyenneté situé au-delà de cette relation intersubjective. Cela m’a permis de donner comme point de départ à l’analyse les relations entre les volets « contrat » et « accompagnement social » de l’insertion.
La mise en lumière de cette double dimension de la relation d’insertion - une relation intersubjective et un lien de citoyenneté qui dépasse ou transcende ce face-à-face - permet de ramener celle-ci à une polarité entre une dimension contractuelle et une dimension d’accompagnement social. Puisque ces deux dimensions sont des idéaux-types, elles sont toujours présentes à des degrés divers selon les circonstances, dans toute relation d’insertion et à tout moment de celle-ci.
FAIRE LA PREUVE DE SON AUTONOMIE
Le premier type de rapport aux institutions est une réponse d’adhésion où l’allocataire anticipe l’attente formulée par le travailleur social pour éviter de se la voir imposée. L’enjeu pour les allocataires est de prouver et de se prouver qu’ils sont des individus autonomes pour qui le RMI n’est qu’une aide bienvenue dans un moment critique. Ils opèrent ainsi une dénégation du statut qui est le leur. La logique à l’œuvre dans ce premier type de relation à l’insertion renvoie à une appropriation de celle-ci pour résister au stigmate et au sentiment de déclassement. Le volet « contrat » et la référence à l’insertion professionnelle sont valorisés tandis que l’importance de l’accompagnement social est minorée. Les autres allocataires sont quant à eux ignorés par les individus dont l’expérience se rapproche de ce premier type.
Des individus intégrés
Certains des individus présents dans le dispositif sont proches de l’emploi et mènent une existence qu’ils estiment être socialement intégrée tant par leurs aspirations que leur mode de vie. Ils valorisent l’aspect de rapport abstrait présent dans le contrat. Ce rapport abstrait s’apparente en fait à un substitut de contrat de travail qui est le pendant d’un RMI vécu comme une allocation compensatrice d’une absence d’allocations chômage (8). Le RMI est alors perçu sur le mode d’une transition entre deux phases de leur trajectoire professionnelle ou comme un moyen d’attendre de trouver son premier emploi pour les jeunes diplômés. Ces individus approuvent enfin formellement l’exigence d’une contrepartie instituée en regard du droit à l’allocation.
L’expérience vécue par vingt-et-un des soixante-douze individus interrogés au cours de mes enquêtes se rapproche de ce premier type. Ils font l’objet d’une attention et d’une mobilisation très intenses de la part des institutions parce qu’ils sont considérés comme les plus employables (9). Le ciblage des actions sur cette frange des allocataires est considéré comme plus rentable car plus susceptible de déboucher sur des « sorties » du dispositif vers l’emploi marchand. Ils ont en commun de vouloir faire la preuve de leur autonomie par rapport à un statut auxquels ils refusent de s’identifier.
De manière générale, les individus dont l’expérience se rapproche de ce type sont inscrits dans des liens sociaux qui restent denses. Ils fréquentent des individus appartenant aux milieux sociaux et professionnels qui étaient les « leurs » avant de « tomber » (10) au RMI ou qui sont ceux dans lesquels ils aspirent à s’insérer. Si on les compare à l’ensemble des allocataires interrogés, ils ont souvent des supports familiaux ou amicaux qui leur permettent de développer des stratégies autonomes par rapport à ce que le service social peut leur proposer en termes de stages par exemple. C’est bien grâce à la force de ces liens sociaux qu’ils peuvent revendiquer une autonomie sociale par rapport aux services qui les prennent en charge et considérer que c’est vis-à-vis d’eux-mêmes qu’ils sont engagés plus qu’avec l’institution.
Si « l’intégration dans la société est aussi une intégration de la société par les acteurs et chaque expérience sociale est partiellement construite sur une logique d’intégration dans laquelle l’acteur se définit en termes d’appartenances sociales et d’intériorisation normative et culturelle » ( 11), alors on peut dire que les individus dont l’expérience se rapproche de ce premier type sont intégrés, mais que les fondements sur lesquels repose cette intégration sont extrêmement fragiles et que l’expérience de la « transition » dans laquelle ils sont engagés est une épreuve de la résistance de ces liens en même temps qu’une épreuve de leur propre vulnérabilité sociale.
Le registre de l’autonomie pour se réassurer sur sa valeur sociale
Les individus dont l’expérience se rapproche de ce type de relation à l’insertion disent souvent que c’est envers eux-mêmes qu’ils sont engagés plus qu’envers un interlocuteur, a fortiori d’un interlocuteur en charge d’un dispositif de solidarité. Ils formulent un discours de la liberté et de la compétence sociale. Ils adoptent volontiers un discours de valorisation de leurs capacités, compétences, dynamisme, etc. Ils revendiquent leur propre autonomie dans la société en général et dans le dispositif d’insertion en particulier. C’est pourquoi ils adhèrent à une vision stricte de la contrepartie.
L’appropriation de la rhétorique du projet par les allocataires ne se comprend que si on la rapporte à la portée modeste du contrat d’insertion en matière d’insertion professionnelle - seule forme d’insertion à laquelle ils se réfèrent. En effet, les études disponibles montrent que la signature d’un contrat d’insertion, aussi paradoxal que cela puisse paraître, sanctionne déjà une forme d’installation dans le dispositif, dans la mesure où un certain nombre d’individus ne font que passer dans le dispositif sans avoir le temps d’entamer un suivi. De plus, la signature d’un tel contrat, si elle accroît les chances d’entrer dans les dispositifs d’insertion proprement dits et d’obtenir des contrats aidés, n’augmente pas significativement la chance de trouver un véritable emploi (12). Il faut donc lire la revendication de l’autonomie comme une compensation symbolique à une installation déjà entamée dans les circuits de l’assistance, une façon de résister à la dévalorisation subjective en adhérant au plus près aux normes de la citoyenneté « active » mises en avant par les institutions. C’est dans ce rapprochement entre données objectives et expérience vécue que s’enracine la cohérence des différents éléments autour desquels se structure cet idéaltype.
La posture de l’entrepreneur est valorisée par les allocataires parce qu’elle est la seule qui corresponde aux « attentes » de l’institution. L’expression d’une volonté de s’en sortir par soi-même, par ses ressources propres peut alors être interprétée comme une réponse d’adhésion formulée en réponse au mot d’ordre du contrat d’insertion. On voit le résultat du caractère paradoxal de l’injonction qui est formulée aux allocataires : ceux dont l’expérience vécue se rapproche d’une revendication d’autonomie ne revendiquent précisément pas un droit en tant que pauvre, ce qui serait la charité, mais répondent positivement à l’attente institutionnelle de négation du statut de pauvre dans et par le contrat en revendiquant un droit en tant que citoyen auquel est due une égalité.
L’intériorisation de l’échec
Le fait de « devoir » tenir ce discours est cependant une source de tensions pour les individus car à cette volonté d’autonomie s’oppose le fait que l’accès aux droits sociaux est souvent pour eux une des dernières ressources qu’ils peuvent mobiliser contre une précarisation avancée de leur situation, prélude à une installation de plus long terme dans les dispositifs d’insertion.
Elle est également source de tension parce que les individus comprennent à leurs dépens qu’en entrant dans le RMI, ils sont pour ainsi dire sortis du « droit commun ». En devançant en quelque sorte l’injonction qui leur est adressée, l’adoption d’une posture d’adhésion permet surtout de minimiser le coût pour l’image de soi qu’entraîne le fait d’être suivi par un travailleur social en plus du fait d’être allocataire du RMI. Ce coût est évidemment augmenté quand les individus sont plus diplômés que leurs « référents ».
On peut ainsi penser la volonté des individus de faire la preuve de leur autonomie comme une première forme de rationalisation d’une situation qui s’apparente à un « passage indésirable » (13). A cette forme de rationalisation correspond la mobilisation de toutes les ressources personnelles, qu’elles soient matérielles ou relationnelles pour faire face à la précarisation de leur situation. La capacité de négociation des individus varie cependant à l’intérieur de l’ensemble d’expériences vécues singulières qui se rapprochent de ce premier type. Quatre types d’expériences vécues peuvent être différenciées au sein de ce premier idéaltype :
L’autonomie revendiquée → le « projet » est conçu par l’individu puis est soutenu par le service social dans le cadre du contrat d’insertion.
L’autonomie négociée → le « projet » est élaboré au cours du suivi social, dans le cadre d’une négociation entre l’allocataire et son référent.
Le civisme comme stratégie de distinction → l’adhésion est formulée par une référence directe à la citoyenneté. La relation des individus à l’insertion se rapproche ici de l’« hypercivisme » analysé dans le rapport au vote des individus évoluant dans des contextes sociaux dégradés (14).
L’autonomie dévalorisante → on assiste au développement d’une contradiction entre l’aspiration et le statut. L’adhésion maintenue au contrat fait prendre conscience à l’individu de son incapacité à se conformer à cette norme. En conséquence de quoi, il se dévalorise.
GARDER CONFIANCE : L’ÉPREUVE DE L’INSTALLATION DE LA DURÉE
Garder confiance en eux-mêmes et dans la société est l’enjeu central de la relation d’insertion pour des allocataires plus installés dans le dispositif. Pour maintenir la fiction de l’autonomie qui leur permet de faire la preuve de leur volonté d’adhésion à la société malgré leur incapacité présente à y parvenir, ils élaborent des formes de rationalisations de leur situation, et de négociation d’un statut, voire d’une identité avec les travailleurs sociaux. Ces allocataires se réfèrent à la dimension d’accompagnement social et de rapport interpersonnel pour pallier leurs difficultés à répondre en actes à la norme d’autonomie.
Ce second type fait apparaître une tension entre l’assignation au statut d’assisté et l’identité vécue similaire à celle que, dans ses travaux sur les relations des chômeurs de longue durée avec les agents de l’ANPE, Didier Demazière avait identifiée comme une catégorie forgée par les agents - les « demandes mortes » - qui était constituée par les chômeurs dont les agents avaient décidé collectivement et en négociation avec la « catégorie » - toujours à travers des interactions individuelles - de les laisser tranquilles car ils ne trouvaient pas de solutions pour les placer.
Par rapport à ces travaux, deux points doivent être ajoutés. D’une part, la recherche d’accompagnement et de mobilisation conduit les travailleurs sociaux à chercher à faire faire un travail aux allocataires, même quand celui-ci est détaché de toute finalité productive. Pour satisfaire l’exigence de contrepartie et discriminer entre ceux qui souhaitent et ceux qui ne souhaitent pas s’insérer, une forme de travail sur soi est exigée des allocataires. En réponse, les enjeux de reconnaissance à l’œuvre dans ces interactions sont aiguisés. Il y a bien là une transformation qualitative même si Demazière soulignait déjà que les interactions entre chômeurs de longue durée et agents de l’ANPE portaient sur l’identité (15).
Par rapport aux individus dont l’expérience se rapproche du type précédent et qui, pour rendre crédible un discours d’adhésion à la norme d’autonomie, doivent minimiser le poids des obstacles proprement sociaux qu’ils rencontrent, dès lors que l’installation est avérée, l’ensemble des paramètres vont s’inverser pour que les individus et leurs interlocuteurs institutionnels puissent tenir une allégeance à la norme d’autonomie - c’est-à-dire un cadre d’interaction légitime pour le maintien dans le droit au RMI sur le support du contrat - les freins sociaux vont être mis en avant et la relation avec le travailleur social qui leur donne une validation sociale va devenir essentielle. L’aspect « contrat » de l’insertion est moins important car il devient en quelque sorte le prétexte à cette scène de reconnaissance mutuelle.
La reconnaissance par le travailleur social
Le second type de relation à l’insertion est donc également une réponse positive des individus à la norme d’autonomie, mais qui se trouve cette fois contredite par la situation actuelle des allocataires qui ne leur permet pas d’actualiser cette norme - et qui ne leur permet pas de prétendre pouvoir l’actualiser dans un futur proche. L’enjeu de ce second type d’expérience est de gérer l’installation de manière durable dans un statut d’assisté que les institutions se refusent à considérer autrement que comme temporaire. L’épreuve de l’entrée dans la durée va être compensée ou négociée par le biais d’une reconnaissance dans le cadre d’une relation de confiance. Le rapport de la personne au travailleur social prime le rapport abstrait du contrat et la référence au citoyen. L’accompagnement social permet de compenser l’éloignement des perspectives d’insertion professionnelle. La confiance intersubjective étaie la légitimité vacillante accordée à des institutions qui sanctionnent un processus d’exclusion. Les individus disent trouver un soutien moral dans l’accompagnement. Une occasion d’être écoutés.
Parmi les entretiens réalisés, l’expérience vécue de vingt-huit personnes se rapproche de ce second type. Les allocataires dont l’expérience se rapproche de ce type bénéficient ou ont bénéficié dans leur « carrière » d’assisté de contrats aidés (anciens Contrats Emplois Solidarité notamment). La prise en charge des individus par les institutions est large et diversifiée. Le suivi contractuel est scandé par de plus longs intervalles entre les contrats que dans le type précédent parce que les perspectives de retour à l’emploi sont considérées comme plus lointaines. Un ensemble d’autres problématiques doivent être résolues avant de pouvoir envisager une sortie du dispositif.
Dans ces situations, on retrouve aussi bien des individus issus des classes moyennes mais « tombés » à la suite d’un licenciement ou d’une maladie que des individus appartenant aux couches populaires ou encore des individus ayant reçu la pauvreté en héritage. Dans tous les cas, on remarque que le sens que les individus donnent au contrat d’insertion ainsi qu’aux démarches qui y sont associées est celui d’un accompagnement social et d’une médiation avec les institutions. Cependant, pour que cette référence reste dans le cadre discursif légitime de l’allégeance aux attentes institutionnelles, l’insertion professionnelle reste indiquée comme l’objectif ultime de l’ensemble des démarches. Cette attitude peut se stabiliser et donner lieu à un équilibre tant au niveau psychologique pour les individus qu’à la relation qui les lie à leur référent.
La présence dans le dispositif pour une durée qui dépasse celle d’une « transition » (durée qui est nécessairement subjective dans la mesure où pour des individus dotés en capital culturel et économique, les périodes de « transition » peuvent être prolongées) appelle la production en commun par l’allocataire et le travailleur social d’un discours de rationalisation parce que le dispositif n’a pas été pour accueillir les gens de manière durable d’une part. D’autre part, s’ils s’installent au RMI, c’est parce que la situation des individus ne correspond à aucune des situations prévues par le système de minima sociaux français pour indemniser l’inactivité. Ce discours repose donc sur la construction des obstacles, freins, handicaps (16) que les individus rencontrent. Ceux-ci doivent être élaborés puisque le RMI ne fournit aucune justification sociale à l’inactivité. C’est sur ces freins que les politiques d’insertion trouvent matière à se déployer.
Une double recherche d’autonomie et de différenciation
Le travail institutionnel de « remobilisation » tente de pallier la dévalorisation et l’isolement croissant des individus. Ainsi, l’application d’un ensemble « d’actions » de formation, d’apprentissage, de socialisation légitime la présence des allocataires parce qu’elle est présentée comme un ensemble de moyens utilisés en vue de la seule fin de les faire sortir du RMI - parfois au mépris d’une simple description de la situation des individus, voire du bon sens le plus élémentaire. Ce qui caractérise l’expérience vécue de l’insertion pour les allocataires dont l’expérience se rapproche de ce second type est qu’ils font l’apprentissage de rôles et de statuts de substitution au rôle de producteur qui constitue toujours la norme de l’intégration sociale. La fonction « occupationnelle » des politiques d’insertion apparaît dans toute sa lumière quand elles sont orientées vers les catégories de publics dont l’expérience des minima sociaux se déploie dans la durée pouvant atteindre la vingtaine d’années de présence dans le dispositif.
La référence permanente et obligée à l’autonomie sociale nourrit une recherche permanente et nécessaire de justifications de la part des individus. L’enjeu du « dialogue » instauré avec les individus dans les interactions donnant lieu à la signature et au renouvellement du contrat d’insertion est alors la reconnaissance par l’institution des motifs de disqualification des individus. La négociation d’une identité qui se déroule dans le cadre du parcours d’insertion doit ménager un équilibre entre les justifications des individus et la référence à l’objectif de l’autonomie qui, comme je l’ai signalé, ne doit jamais cesser de guider les actions. Celle-ci constitue la recherche de justification par les allocataires en fondement du maintien d’un minimum d’estime de soi au travers de l’image positive qui peut leur être renvoyée par l’institution quand celle-ci juge leur comportement conforme aux exigences qui sont fixées par le contrat. Il est dès lors absolument vital pour les allocataires de se différencier des « profiteurs » qui mettent en cause leur bonne volonté en rattachant des caractéristiques secondaires stigmatisantes à la caractéristique principale qu’est le fait d’être allocataire du RMI. C’est pourquoi le racisme est très présent dans le discours des allocataires dont l’expérience se rapproche de ce type. Les personnes ayant un « type » nord-africain ou africain développent un très fort sentiment de discrimination en réaction l’ostracisme qu’ils disent subir de la part des français « de souche ». La stigmatisation des allocataires alimente un conflit social larvé entre des populations très proches du point de vue de leur situation sociale et qui évoluent parfois dans une grande proximité spatiale - celle de l’entre-soi subi des quartiers les plus défavorisés.
Les allocataires élaborent ainsi un discours de rationalisation de leur situation dans lequel l’aspiration à l’autonomie est maintenue malgré le démenti apporté à celle-ci, ou du moins à sa réalisation vraisemblable, par la réalité d’une situation d’installation dans l’assistance sociale. Celle-ci est compensée par la mise en valeur par les individus de déterminants sociaux qui font d’eux des victimes ayant besoin d’être soutenues dans l’attente d’une insertion. Ce statut de victime est l’objet d’une négociation parce qu’il n’y a pas de victime tant qu’il n’y a pas de reconnaissance du tort qui lui est fait. C’est pourquoi dans un contexte social marquépar unefaiblesse de la structuration des dimensions subjectives de l’appartenance sociale (17) , la relation personnelle avec le référent devient centrale. Contrairement à ce qu’un certain nombre de discours qui prêtent aux individus une tendance spontanée à prétendre être des victimes, c’est moins la force des discours de victimisation (18) que la faiblesse des ressources symboliques dont les individus bénéficient pour penser les déterminants sociaux de leur exclusion (19) qui apparaît.
Du point de vue des individus ayant le statut d’allocataire du RMI, l’installation dans l’assistance n’éradique donc pas nécessairement la revendication d’autonomie. La confiance permet seule de « tenir la relation » (20) car plus les aides s’éternisent et sont nombreuses, plus elles étiquettent l’individu comme personnellement incapable de s’en sortir et plus celui-ci se révèle dépendant tant du point de vue de ses ressources que pour le maintien d’une image positive de lui-même. A terme l’enjeu de la relation n’est plus que la relation elle-même, et la grammaire imposée de l’autonomie a le double objet de remobiliser et de pousser à la négociation permanente d’un statut d’assisté justifié par l’existence de déterminants - déterminants que l’enjeu du suivi est précisément d’identifier et de convertir en justifications socialement validées de l’inactivité. Ces déterminants se construisent cependant aussi - et peut-être surtout - contre les autres allocataires.
Les supports de la négociation
Ce type de rapport ambivalent aux institutions ne peut procurer un équilibre durable aux individus qu’à condition que ceux-ci puissent mobiliser des supports sociaux relativement stables : relations familiales, solidarités de proximité des quartiers disqualifiés, etc. Les couches de la population qui bénéficient des solidarités de proximité peuvent « gérer l’installation dans la durée » grâce aux résistances à la stigmatisation que leur environnement leur procure. Il existe ainsi une différence importante entre la vie au RMI dans un environnement pavillonnaire et dans un grand ensemble. Dans la plupart des cas, les individus disent qu’il est moins difficile de vivre au RMI dans un grand ensemble où le stigmate est moins fort et les solidarités interpersonnelles plus développées (21). Les individus n’y sont pas des atomes isolés, ils évoluent dans un milieu fortement marqué par des capacités de résistance collectives, notamment familiales, mais qui peuvent être étendues à un réseau plus large. La participation aux réseaux de l’économie informelle peut aussi aider les individus à gérer la situation matériellement contrainte à laquelle ils sont confrontés.
L’instauration d’un rapport de forces peut également servir à atténuer la difficulté à s’adapter à la norme d’autonomie. Les couches populaires disposent en effet de pratiques d’aménagement de la contrainte bureaucratique et de négociation pour pouvoir faire valoir leurs droits (22). Dans certains contextes d’interconnaissance mutuelle de populations vivant des minima sociaux, les allocataires peuvent en effet changer les termes de la négociation qui se déroule en face-à-face individuel avec les institutions en mobilisant des rumeurs à propos de ce qu’auraient obtenu des voisins, cousins, ou autres pour asseoir leurs exigences. En d’autres termes, les allocataires peuvent choisir de faire rentrer « la pression de la rue » dans le bureau d’entretien de diverses façons (faire état de la connaissance des « avantages » dont bénéficie untel ; complainte au sujet d’un sentiment d’être discriminé ; menaces, agressions, etc.) Les individus disposent d’une marge d’autonomie, manipulent les ressources disponibles et peuvent négocier leur situation, ils le peuvent d’autant mieux qu’un contexte de précarité donne du crédit et de la force à leurs demandes.
De plus, comme le soulignait Cyprien Avenel (23), l’opacité du système des aides complique la compréhension de son fonctionnement, mais elle ouvre en même temps des possibilités de jeu, de tactique et de débrouillardise. A ce titre, le fait que les demandes de suspension qu’ils formulent à l’intention de leur hiérarchie ne soient pas toujours suivies d’effet donne aux travailleurs sociaux l’impression de décrédibiliser l’institution en ne pouvant sanctionner. La perte de crédibilité est double : à l’égard des individus directement concernés par la menace de suspension non suivie d’effets d’une part et à l’égard de la population du quartier qui aura connaissance du déroulement des événements et pourra le prendre en compte dans de futures interactions. Enfin, si certains individus développent quelques compétences, la majorité n’y parvient pas, dépassée par l’incompréhension des démarches administratives et le caractère humiliant des interactions forcées avec l’institution.
L’injonction à l’autonomie devient de plus en plus paradoxale car la prise en charge croissante par les services sociaux qui est justifiée par la recherche d’autonomie a pour effet de renforcer la dépendance des allocataires envers les services sociaux. Le paradoxe atteint son paroxysme quand les démarches pour retrouver un emploi qu’effectuent les allocataires les conduisent à se heurter à la complexité des dispositifs et aux effets de seuil liés à l’attribution des minima sociaux. La rage impuissante est alors souvent la dernière manifestation possible de la confrontation à une injonction paradoxale. Enfin, quand les institutions de service social ont pour principale fonction de reconnaître les handicaps, freins et autres caractéristiques stigmatisantes des populations, c’est une dépendance symbolique envers la reconnaissance qu’elles sont seules à pouvoir leur donner que les individus contractent.
Trois registres d’expériences vécues peuvent être différenciés au sein de ce second type de relation à l’insertion :
L’autonomie contrariée → la valorisation de l’accompagnement social s’accompagne de l’adoption par les allocataires de stratégies destinées à faire reconnaître les freins qu’ils disent rencontrer. L’identification de ces freins passe par la différenciation avec d’autres catégories de la population.
La dépendance renforcée → Les démarches d’insertion dans lesquelles les individus s’inscrivent avec pour objectif explicite de devenir autonomes ont pour effet de renforcer leur dépendance envers les institutions.
L’autonomie simulée → Les institutions prennent en charge les individus dans leurs démarches administratives et quotidiennes. Le soutien moral compense l’exclusion.
L’OBLIGATION D’ÊTRE AUTONOME
Un dernier type de relation à l’insertion se manifeste dans les refus qui peuvent être opposés à la norme d’autonomie présente dans le contrat d’insertion. Ces refus prennent des formes diverses et leur signification peut changer radicalement d’un allocataire à l’autre mais dans tous les cas, la demande d’autonomie est vécue comme une contrainte. Les allocataires perçoivent l’exigence d’autonomie qui leur est adressée comme irréaliste et paradoxale.
Les refus sont toujours une forme de revendication d’une autonomie réelle que le dispositif ne permet pas d’atteindre. Celui-ci est alors réinterprétée comme partie-prenante d’une stratégie d’euphémisation de la domination que les individus disent subir et de l’exclusion dans laquelle ils ont le sentiment d’être maintenus malgré les efforts qu’ils déploient pour s’en extraire. De là, il suit que leur relation avec les travailleurs sociaux en charge de leur suivi est placée sous le signe de l’ambivalence affective. Le manque de légitimité des institutions est tel qu’il ne peut être entièrement compensé par le rapport de confiance personnelle.
La montée aux extrêmes
Pour comprendre ces situations, il faut se rappeler que le RMI n’a pas été conçu pour gérer de façon permanente la vie de personnes. Pas plus sur le plan matériel que sur le plan symbolique, le dispositif ne peut assurer une stabilisation réelle de la situation des individus dépourvus de ressources financières et relationnelles extérieures. L’intégration sociale que le dispositif permet tant du point de vue matériel que du point de vue des possibilités d’occupation se révèle précaire et insatisfaisante.
L’allégeance envers le travailleur social est difficile à supporter dans la mesure où elle place l’individu dans une situation où il ne peut jamais rendre à celui auprès de qui il se sent débiteur (24) d’une part et d’autre part, même si sa situation n’en est pas améliorée, pour rester en conformité avec les institutions, il doit se maintenir dans une interaction inégalitaire et continuer à manifester son adhésion envers une société et des institutions dans lesquelles il ne croit plus. Dans ce type de rapport à l’insertion, la bienveillance des intervenants ne compense pas la crise de légitimité, elle est plutôt vue comme une source d’humiliation supplémentaire. Les logiques de retournement du stigmate sont alors au cœur des refus de la forme d’autonomie proposée - on devrait dans ce cas plutôt dire imposée - par les institutions de service social.
L’expérience vécue de vingt-trois personnes se rapproche de ce troisième type de relation à l’insertion. L’adoption d’une attitude de refus peut s’expliquer de différentes manières. Dans certains cas, la violence et la rapidité de leur « chute » conduit certains individus à ne pouvoir accepter de rentrer dans des interactions où ils sont en situation d’infériorité et de surcroît sommés de se justifier. Dans d’autres cas, c’est d’avantage l’acquisition précoce d’un habitus marginal caractérisé par une forte mise à distance des institutions et des normes sociales qui conduit à une trajectoire sociale marquée par des ruptures cumulatives des liens sociaux. Cet habitus peut être renforcé par les ruptures connues dans le processus de socialisation, ruptures qui s’enchaînent d’ailleurs souvent les jeunes en échec scolaire faisant par exemple plus souvent l’expérience de la prison.
Au-delà de la diversité des conduites et des interactions, on peut encore relever l’ambivalence affective qui caractérise le rapport aux institutions. Celui-ci est chargé d’affect et se trouve dès lors surinvesti par les individus. Cela peut donner lieu à des réactions de violence et de provocation lorsque les allocataires ont le sentiment d’être abandonnés ou menacés par l’institution, ou au contraire de demandes de reconnaissance exacerbées quand ils cherchent à toute force à se conformer à des normes qui leur sont inaccessibles.
Enfin, les attitudes de fuite constituent certainement l’attitude la plus répandue parmi les allocataires si l’on prend en compte, au-delà de notre échantillon, la difficulté des services à mobiliser les allocataires dans les suivis qu’ils leur proposent. Le consumérisme des usagers, si décrié, peut également apparaître comme une stratégie de retournement du stigmate. Ces attitudes sont de toutes manières très mal vécues par les professionnels et précipitent les ruptures entre intervenants et usagers, ruptures qui sont souvent le prélude à la suspension - souvent temporaire - de ces derniers des dispositifs.
Le RMI comme punition et comme diversion
Pour tous, le RMI est vécu comme une punition. L’exigence d’autonomie est quant à elle perçue comme une provocation étant donnée la faiblesse des moyens que les individus disent recevoir.
L’état de santé psychique et physique des individus dont l’expérience se rapproche de ce type témoigne de la précarité qu’ils subissent au quotidien et laisse transparaître des symptômes d’un malaise profond : angoisse, perte du sens de la temporalité, désocialisation, libération de processus psychotiques par l’inactivité, paranoïa, décompensation, dépression, maladie, passages à l’acte délinquants, alcoolisme, etc. Ce malaise se cristallise souvent dans un discours très général de dénonciation de la société. Le fait d’être en permanence suspecté ou surveillé donne à des individus qui ont des difficultés à structurer leur relation au monde le sentiment d’être persécutés.
C’est une des raisons qui, outre le fait qu’ils aient accès à des idéologies critiques de la société contemporaine et qu’ils conservent un fort esprit critique sur le fonctionnement de celle-ci, permet de comprendre pourquoi ils réintègrent le RMI à l’intérieur d’un ensemble plus vaste décrié sous les termes de « mondialisation » ou « libéralisme ». Ces termes recouvrent des processus quasi-providentiels que, du point de vue des individus, rien ne peut entraver. Les institutions politiques en général et les dispositifs de solidarité en particulier servent ces processus plus qu’ils ne constituent des obstacles au plein déploiement de leurs effets.
L’étude de la portée des politiques d’insertion invite à jeter un regard plus large sur l’action institutionnelle envers les populations vulnérables. Car à travers l’ensemble de parcours et de trajectoires qui se rapprochent de la rupture avec l’institution, on voit les conséquences du manque de moyens dont souffrent un certain nombre de secteurs du service public. Ainsi, l’absence de prise en charge psychiatrique place parfois les travailleurs sociaux dans des situations littéralement intenables où la précarité sociale, psychique et existentielle des individus trouvent dans leur bureau un ultime exutoire. Des logiques de mise à distance des allocataires ayant le plus de difficultés se mettent alors en place (les allocataires les plus en difficulté sont souvent désignés comme les plus « difficiles » mais cette expression très significative a le tort de reporter sur eux les problèmes sociaux qu’ils incarnent). Parfois, les individus devancent ces mises à distance en s’auto-excluant.
Les formes de la rupture
On peut distinguer trois types d’expérience vécue à l’intérieur de ce dernier type de relation avec l’institution :
Les refus ascétiques → Les individus opposent un refus à la philosophie du contrat d’insertion. Ce refus s’exprime par la revendication d’une action transformatrice sur le monde. Cette action s’appuie sur un retournement du stigmate lié à l’assistance. Ce retournement se fait cependant de différentes manières qui ont en commun - à quelques remarquables exceptions près - d’être indirectes, ce qui signifie que les individus ne s’appuient pas sur l’identité négative d’assisté pour retourner le stigmate qui leur est assigné. Le retournement du stigmate passe notamment par le biais de l’adoption d’une identité de type ethno-culturelle ou religieuse marquée négativement dans la société française contemporaine et d’une revendication de reconnaissance de cette identité (25). Cette identification permet de retourner le sens de la dette contractée avec le versement du RMI et de rendre la collectivité débitrice. Ce refus qui dit une volonté d’accéder à une autonomie qui excède les possibilités concrètement offertes par les services sociaux débouche sur des mises à distance mutuelles avec les institutions.
La distance ironique → Certains individus ayant assez de capitaux sociaux pour revendiquer individuellement un respect de leur autonomie vivent une expérience proche de celle du « chômage inversé » et refusent d’adhérer à la philosophie des « engagements réciproques ». Ils justifient ce refus par la volonté de poursuivre les activités qu’ils ont choisi de mener. C’est donc également au nom d’une autonomie véritable qu’ils refusent la forme d’autonomie à laquelle le service social leur demande de se conformer. Ce refus s’opère le plus souvent par l’adoption d’une distance ironique vis-à-vis de l’insertion. Cette distance est parfois soutenue de manière active par le travailleur social.
Les refus mystiques → Enfin, certains individus opposent également un refus à la philosophie du contrat d’insertion, mais comme ils n’ont plus les ressources pour dépasser leur situation en s’investissant dans une activité ou en forgeant sur une idéologie justificatrice de leur situation, leur refus s’exprime par un retrait progressif du monde. Le terme « mystique » renvoie à un type de refus du monde qui s’exprime par un refus par les individus de leur action dans le monde.
CONCLUSION
Le renversement de l’opinion publique clive les populations vulnérables les unes contre les autres. Ce clivage déjà analysé entre les travailleurs précarisés du privés et les « assistés » traverse les populations qui dépendent de la solidarité nationale et s’installe au cœur de l’expérience singulière. Le contexte social accroît la tension liée à l’intériorisation de l’identité négative d’assisté.
Dans ces conditions, la question de la légitimité de l’action de l’Etat social est radicalement interrogée par le matériel empirique recueilli. La distinction entre les deux dimensions du « contrat » et de l’« accompagnement social » de l’insertion permet d’effectuer une montée en généralité et de les rattacher aux notions de « légitimité » et de « confiance ». A l’issue de l’enquête, on peut essayer de mettre en valeur une troisième dimension, celle de la relation que les allocataires du RMI perçoivent les individus qui ont le même statut qu’eux.
Un premier enjeu de ces résultats peut être souligné. Ceux-ci permettent de réfléchir un aspect méconnu de la crise de légitimité de l’Etat social. Elle a pour effet d’éroder la confiance interindividuelle en poussant les individus à se différencier de ceux qui sont proches-différents. Cela passe souvent par la volonté de les enfermer dans leur altérité et contribue à la cristallisation croissante de la conflictualité sociale le long de « lignes ethniques. » Ce résultat est valable entre les populations qui dépendent de l’assistance. Il est convergent avec l’idée démontrée par ailleurs que les couches sociales les plus modestes sont les plus hostiles à l’ « assistanat. »
Ensuite, ces résultats permettent de dépasser les limites rencontrées par les recherches quantitatives sur la confiance sociale (26) . Ces recherches peinent à différencier les deux dimensions de la confiance interindividuelle et de la légitimité souvent mal nommée « confiance dans les institutions » a fortiori à penser leur articulation (27) . Des précédentes analyses, on peut conclure que la crise de légitimité de l’Etat social réduit la confiance intersubjective entre les individus sommés de se différencier pour être justifiés dans leur statut d’assisté. Cette crise de la confiance intersubjective érode à son tour par une réaction en chaîne la légitimité des dispositifs de solidarité.
Le Rmi : une suspicion encore forte même si affaiblie...
Le Rmi, à l’origine - en 1988 - soutenu par plus des deux tiers des Français, a été de plus en plus contesté. Depuis 2000 les personnes estimant que le Rmi « risque d’inciter les bénéficiaires à s’en contenter et à ne pas rechercher de travail » étaient majoritaires par rapport à celles qui considèrent que le dispositif, d’abord, « donne le coup de pouce nécessaire pour s’en sortir ». Début 2006 ce sont 53 % des Français qui insistent sur les effets positifs de la prestation pour les bénéficiaires. Il y a là, insiste le Crédoc, un relatif « retour du social ». De l’autre côté, 45 % des Français mettent encore l’accent sur ses effets désincitatifs. Même si l’existence du RMI est parfaitement acceptée, l’opinion selon laquelle son attribution devrait être soumise à des contreparties, notamment en termes de recherche d’emploi, a tendance à se renforcer. Voir Katia Julienne, Murielle Monrose, « Les opinions des Français sur la pauvreté et l’exclusion au début de l’année 2004 », Etudes et Résultats, n° 357, décembre 2004.
(1) François Dubet, « Propositions pour une syntaxe des sentiments de justice dans l’expérience de travail », Revue Française de Sociologie, vol. 46, 2005 - 3, p. 495 - 528, p. 499 pour la citation.
(2) Avec un objet qui est lui-même une relation puisque depuis le décret d’application paru en 1992, ce sont bien les « engagements réciproques » de l’individu et de la collectivité qui définissent la citoyenneté sociale définie à travers l’insertion. On peut remarquer que cette indétermination reporte sur les acteurs locaux la responsabilité de fixer l’équilibre des droits et des devoirs en fonction des possibilités d’emploi et des capacités de l’individu.
(3) Nicolas Duvoux, « Le RMI et les dérives de la contractualisation », dans Serge Paugam (dir.), Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, Paris, PUF, « Le Lien social », 2007.
(4) Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, « Sociologies », 1991.
(5) Le contraste dans les exigences que j’ai pu observer entre un département comme les Yvelines qui a un taux de contractualisation de 48% et la Seine-Saint-Denis où ce même taux est de moins de 30% permet d’étayer cette idée.
(6) Dominique Schnapper, 1989, compléter
(7) Dominique Demailly, Jacques Bouchoux et Jean-Luc Outin, « Les contrats d’insertion du RMI : pratiques des institutions et perceptions des bénéficiaires », DREES, Etudes et résultats , n°193, septembre 2002.
(8) Sur les trois types d’utilisation du RMI et notamment celle qui en fait le troisième support de l’indemnisation du chômage, je renvoie à l’article de Jean-Luc Outin et al., « Revenu minimum d’insertion et transitions : une analyse des inégalités territoriales », Revue Française des Affaires Sociales, 2004, p. 107-132.
(9) Jean-Paul Zoyem, « Contrats d’insertion et sortie du RMI : évaluation des effets d’une politique sociale », INSEE, Paris, Economie et statistiques, n°346-347, 2002, p. 75-86.
(10) Je reprends une expression récurrente dans la bouche des allocataires qui décrivent ainsi le « passage », se conformant en cela aux représentations sociales qui voient de plus en plus la pauvreté comme une « chute » sociale, cf. l’article de Serge Paugam et Marion Selz, 2005, op. cit.
(11) François Dubet, « Pour une syntaxe des sentiments de justice dans le travail », Revue française de sociologie, 3, 2005.
(12) Zoyem, 2002, op. cit. On peut cependant remarquer que la tendance des Conseils Généraux à contractualiser dès que les individus entrent dans le dispositif rend cette analyse de moins en moins vraie.
(13) Sur les effets du changement de statut sur la personnalité, on consultera l’ouvrage classique de Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss, Status Passage, Chicao, Aldine, Atherton, Inc, 1971.
(14) Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation en milieu populaire, Folio, « Folio actuel », 2007, 455 p.
(15) Didier Demazière, « La négociation des identités de chômeurs de longue durée », Revue Française de Sociologie, n°XXXIII-3, juillet-septembre 1992, p. 335-363.
(16) Il faut ici aller au bout du paradoxe et compter la santé au premier rang de ces freins « construits » par les allocataires. La santé constitue un frein reconnu comme tel à l’insertion. Mais le défaut d’insertion constitue également un frein au maintien d’une bonne santé et le développement de problèmes de santé peut devenir le frein majeur à l’insertion. Prendre en compte la relation entre l’ancrage biologique et la construction de déterminants sociaux permet d’illustrer processus difficile et conflictuel d’expression et de validation du tort fait à l’individu, tort pourtant seul à même de l’exonérer d’une part de la responsabilité que la société lui impute.
(17) Louis Chauvel, « Les classes sociales entre objectivité et subjectivité : une dynamique paradoxale », Comprendre, n° 4 : Les inégalités, p. 129-152.
(18) Il faut souligner la différence entre la nécessité que rencontrent les individus engagés dans un parcours d’insertion d’identifier des causes qui leur ôtent une partie de leur responsabilité dans leur destin social d’avec le discours sur le risque de voir se développer une concurrence des victimes si nous donnons droit de cité à la dénonciation des discriminations. Dans un article récent, Didier Fassin a bien montré qu’à rebours du discours qui prête aux individus socialement les plus vulnérables, notamment aux jeunes de quartiers victimes de discriminations, une tendance à se décharger spontanément de toute responsabilité en revendiquant des excuses « sociologiques », on voit une très grande difficulté à dire ces discriminations, malgré leur évidence (cf. « Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la représentation des discriminations », De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La découverte, 2006.
(19) Ainsi, dans Les métamorphoses de la question sociale, Robert Castel montre que par différence avec les prolétaires de l’industrie qui disposaient de trois ressources matérielles et symboliques fondamentales dans leur lutte contre le patronat, à savoir une idéologie (le marxisme), des organisations d’action collectives (les syndicats) et une place centrale dans le processus de production, les individus en situation de vulnérabilité sociale sont aujourd’hui beaucoup plus isolés et ne disposent d’aucun des atouts précédemment mentionnés. A cela, il faudrait ajouter le fait que les immigrés se sentent moins habilités (et le sont moins dans le cas des étrangers privés du droit de vote) à revendiquer et qu’ils sont surreprésentés parmi les populations disqualifiées.
(20) Jacques Ion, Le Travail social au singulier, Paris, Dunod, 1998.
(21) L’ensemble des enquêtes se sont déroulées en contexte urbain, à l’exception d’une partie de l’enquête réalisée dans le bassin médico-social « semi-rural » des Yvelines qui se déploie autour de la ville de Rambouillet. La précarité dans les zones rurales ou semi-rurales renvoie incontestablement à d’autres problématiques que la « pauvreté disqualifiante » dont l’interrogation a été au cœur de mes enquêtes.
(22) Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Presses de Sciences Po, « Académique », 2006.
(23) Cyprien Avenel, Sociologie des quartiers sensibles, Nathan, « 128 », 2004, 127 p.
(24) Cette analyse renvoie à une domination liée à l’impossibilité d’effectuer un contre-don est tirée de l’article déjà cité de François Dubet et Antoine Vérétout, 2001, « Une réduction de la rationalité de l’acteur. Pourquoi sortir du RMI ? », Revue Française de Sociologie, 2001, 42-7.
(25) Le fait que des français « de souche » adoptent un fort accent arabe est très significatif. D’une part parce que ces phénomènes témoignent de la profondeur du déracinement des « petits-blancs » et par le fait que l’adoption de codes culturels et linguistiques marqués négativement peut procéder d’un choix.
(26) Pierre Cahuc, Yann Algan, La société de défiance. Comment le modèle français s’auto-détruit, Paris, Editions Rue d’Ulm, octobre 2007.
(27) Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. Le politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006, 345 p.