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Le « Je préfèrerais ne pas... » de Bartleby, un accident (grammatical) du travail... à double tranchant

Publié, le vendredi 3 décembre 2010 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : lundi 10 janvier 2011


Le fameux « je préférerais ne pas... » du gratte-papier Bartleby face à son employeur, dans la nouvelle de Melville, a beaucoup fait gamberger, ratiociner, gloser depuis une trentaine d’années. Drôle de figure de style qu’on a auscultée sous pas mal de coutures, mais souvent à sens unique. Alors j’y ajoute une pierre blanche, une intuition de lecture ancienne. Et si l’on prenait cette répartie un peu plus à la légère : simple réflexe d’autodéfense juvénile, gaminerie du tac au tac qui joue de sa maladresse au premier degré. Parce que cette réplique en forme de cul-de-sac, c’est du Zazie tout craché, un pied de nez, une pirouette, un mot d’esprit bravache qui refuse d’opiner, d’approuver, d’acquiescer, mais en douce, façon clin d’œil, pour désamorcer le conflit avec le monde adulte sans céder un pouce de terrain. Ni engueulade ni reculade, juste les faux-semblants ludiques d’un « ni oui, ni non ». Double jeu de patience et d’omission. Une blague qui prend en traître l’esprit de sérieux.

Faute de remonter à ce don d’insolence précoce - à l’énergie brute de l’immaturité, comme dirait Gombrowicz -, on n’y comprend que couic aux sources d’éternelle jouvence du « je ne préfèrerais ne pas... ». Et si la phrase écourtée de Bartleby nous parle d’évidence, c’est que sa syntaxe imparfaite, balbutiante, inachevée, fait écho en chacun au b-a-ba de ses premières joutes verbales. On se croirait revenu au temps où, relevant soudain la tête en nous, le « petit philosophe » en herbe commence à affûter ses armes critiques, à oser un avis contraire, à improviser avec les moyens du bord un refus ni franc ni massif, plutôt alambiqué et qui profite de s’être pris les pieds dans le tapis pour échapper au dilemme... comme Bartleby avec sa négation au conditionnel et autre tournure transitive mais sans complément d’objet défini. On imagine aussi les bras croisés et la moue boudeuse qui vont de pair avec cette réponse évasive, ce moment où, face à l’injonction brutale, excédée, punitive de se prononcer, le gamin fait le mort à vif, figeant sur place son insolence sous quelques bribes inaudibles : « j’aimerais mieux... que bof... peut-être ben que... si c’est obligé... pourquoi pas une autre fois... ». Et soudain, c’est le le langage qui fait défaut, qui perd ses marques sous le coup d’une colère froide, qui bégaie toutes les formes possibles de la non-volonté, de l’irrésolution absolue : « D’accord ou presque quoique néanmoins tout plutôt que ça », sans jamais lâcher le vrai nom du « non » qui lui brûle les lèvres. Ou alors, il le sait d’expérience, ce môme, tout finira par céder en lui, de gré ou de force, aux exigences adverses.

On imagine un Bartleby retombé dans cette enfance-là, ce huis clos mi-familial mi-scolaire où chacun a déjà expérimenté les mille façons de contourner les arguties d’autorité, les arbitraires du plus fort, pour désobéir en toute innocence, l’air de rien, en usant du moindre temps mort, malentendu, faille pour échapper à des devoirs obligés. En bon copiste, il imite la voix intérieure du gosse depuis trop longtemps étouffée en lui, et renoue avec d’anciens masques : fieffé réfractaire sous sa gueule d’ange, clown blanc sachant déjà résister aux ultimatums de ses maîtres et géniteurs. À force de s’entêter à mots couverts, comme un Buster Keaton en bas âge, il doit bien se marrer intérieurement mais en toute impassibilité. Et il joue gros cet acteur muet de lui-même : plutôt le coup de dés d’un caprice inarticulé que les fausses alternatives d’un choix d’avance truqué. Ruse de la déraison infantile, c’est par ce chemin buissonnier que Bartleby semble avoir trouvé le biais imparable face au diktat du principe de réalité. Avec ses airs narquois de pas y toucher, en vieux singe du zoo bureaucratique, il s’est réinventé une seconde jeunesse.

Et ce genre d’astuce précoce, faut dire que ça marche neuf cas sur dix avec les parents, parce que ça les prend au tripe, ça les apeure, ça les remue, ça les rend dubitatif, bref, ça les fait culpabiliser sur place. C’est le retour de manivelle de tout chantage affectif. Et pourquoi ça a l’air de marcher pareil, dans la nouvelle de Melville, au milieu du dix-neuvième siècle, en plein quartier d’affaire londonien, chez un juriste financier de la City ? Parce qu’en face de Bartleby, il y a un « homme de loi » philanthrope, un patron paternaliste justement, de l’époque des bonnes œuvres charitables. Et le devenir orphelin de son employé-protégé, ça le mine de l’intérieur. D’ailleurs, comme cette belle âme est aussi le narrateur du bouquin, on est bien placé pour voir quels problèmes de conscience ça lui pose et, a contrario, combien une force d’inertie solitaire peut faire contre-pouvoir dans ce contexte-là. Mais ensuite, vers le dernier tiers du texte, l’interlocuteur de Bartleby change, son attitude aussi - d’un cynisme qui ne s’en laissera plus conter. Du coup, ça vire au cauchemar pour Bartleby : licenciement sec, emprisonnement, grève de la faim et mort lente. Bref, après l’humanisme charitable, un autre versant idéologique du capitalisme se dévoile - où toutes les relations sociales sont interchangeables, machinalement impersonnelles. Un monstre froid a repris la main, sans plus trembler ni se laisser intimider par l’intrus. Et à ce stade d’exploitation-là de la force de travail anonyme, le déni excentrique de Bartleby, sa posture-imposture de retrait, ça ne prend plus, ça manque sa cible, ça va même droit dans le mur. D’où cette impression troublante qu’on s’est soudain rapproché de l’univers désespérément clos d’un Kafka, où l’on troque toujours une captivité pour une autre et où, comme dans La Colonie pénitentiaire, le règlement finit par faire corps avec son exception.

Bizarrement, on a souvent eu tendance à négliger la seconde partie du livre, à en oublier l’épilogue qui fait courir Bartleby à sa perte pour ne valoriser qu’un acte de parole en forme de « résistance passive ». Un petit écart devenu grand, puissance performative aidant... De fait, cette relecture partielle du « je préférerais ne pas » entre en concordance évidente avec notre époque. Un tel regain d’actualité ne vient pas de nulle part, il rend grâce à tous les refus « en creux » qui font discrètement dissensus.

Et aujourd’hui, vu la crise des grands antagonismes frontaux, il faut avouer que ça résonne de mille manières micro-politiques, que ça fait surtout métaphore existentielle : l’exil volontaire qui annihile le rapport des forces en une absence de rapport tout court ; l’aveu de non-motivation qui déstabilise la réciprocité des affects au travail ; le grain de sable sur le bout de la langue qui, loin du caillou lapidaire du scandale, enraye tout autant la machine ; la réponse abâtardie exprès qui diffère, disjoncte, difracte les liens de soumission ; le chômage technique d’une volonté qui met tout le reste en suspend, au conditionnel... Et toutjours à très petite échelle, mais d’une consistance plus collective, le zèle improductif de Bartleby fait repenser au fameux « pas de côté » de l’An 01, un film de Gébé & Doillon qui prônait dès 1973 ce minimum programmatique : « Et si on arrêtait tout... ». Depuis lors, ce motif subversif a hanté nombre de mouvements « d’objection de conscience » ou de « désobéissance civile ». Il a servi de mot de passe à la Coordination des Intermittents & Précaires et, plus récemment à une paradoxale « Grève de chômeurs », refusant tout misérabilisme victimaire pour mieux contester le chantage au travail obligatoire ... Ici et là, le spectre de cet accident (grammatical) du travail se propage, circule de bouches à oreilles et diffuse sa modeste exemplarité. Il brode à la marge des contestations officielles - tuées dans l’œuf ou fossilisées d’elles-mêmes -, d’autres types de riposte. Expériences de vie minuscules qui tentent, et c’est déjà pas mal, de conjuguer le « je » au « nous », d’assumer la force du doute, la désertion partielle, l’intransigeance mutique, l’insolence contagieuse et toutes les ruses d’ une fin-de-non-recevoir implicite.

Mais s’il faut encore un instant, revenir au texte de Melville, le tenacité désarmante de Bartleby est plus ambiguë que cela - jubilatoire et désespérante. Buté sous son bonnet d’âne carnavalesque il l’est, mais au péril d’une claustration volontaire, au risque de dormir sur place, de ne trouver d’autre issue que de faire partie des meubles, réifié entre ses quatre murs, pâle copie de lui-même 24h sur 24. Jouant avec le feu de certains paradoxes, il a investi sa propre aliénation jusqu’au trop plein, pour que ça déborde, mais au-delà de ce point de rupture, ne lui reste plus que le songe creux de sa victoire. Non pas un temps mort qu’il se réapproprierait d’une quelconque manière, non pas l’occasion clandestine de « perruquer » ses heures perdues au bureau pour son propre compte, non pas la « reprise individuelle » d’un contre-emploi du temps, mais une vacance à perpétuité. Et derrière le rétif s’aménageant par son drôle de sésame une issue provisoire, il y a un envers du décor, celui d’un zombie auto-bunkerisé et bientôt broyé aux confins de sa politique du pire. Derrière la mouche du coche qui fait dérailler le train-train quotidien, il y a également le forcené pris au piège de sa position de repli, espèce d’Intouchable banni du genre humain. D’un côté, la machine de guerre ironiste ; de l’autre, le kamikaze implosif. Ou pour reprendre deux références qui hantent rétrospectivement le texte de Melville : Gombrowicz versus Kafka.

Mais tant qu’à se servir de la littérature pour réfléchir le monde, en sonder les énigmes qui nous sont de la plus familière étrangeté, je ne crois pas qu’on puisse trancher entre ces deux tentations siamoises de Bartleby ; entre l’archange mineur réussissant son « pas de côté » et le suicidé de la société rattrapé par les passions tristes de son esprit de sacrifice. C’est même là que réside la zone de trouble, le point d’extrême ambivalence de notre rapport à toute servitude - et à celle du labeur en particulier. Entre résistance fragmentaire, hiatus partiel, insoumission infime et abdication de soi, trou noir catatonique, pilote automatique. C’est le serpent de mer de nos marges de manœuvres - émancipation/surinvestissement - face au aux formes récentes du travail discontinu, à sa courbe d’ajustement des profits, mais surtout à la sinusoïde des humeurs précaires qu’elle engendre, trop souvent maniaco-dépressive, entre ligne de fuite et rechutes de tension. Sans me sentir capable d’en dire plus, ni chercher quelque conclusion volontariste, il me semble tout bêtement que faire la distinction entre ces deux Bartleby ouvre des pistes. Et, à l’inverse, que leur confusion permanente nous mène la vie dure.

Yves Pagès

Source http://www.archyves.net/


La coordination des intermittents et précaires est désormais expulsable. La seule « proposition » de relogement de la mairie est un local qui nécessite des travaux et devra être évacué... au printemps ou à l’automne prochain.
Cette « proposition » n’a rien du « relogement pérenne » autrefois évoqué par des responsables municipaux. Elle ne correspond pas non plus aux engagements du Maire de Paris. Continuons à exiger de la Ville un réel relogement.

Merci de signer et faire connaître la pétition en ligne :

Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde, la coordination doit être relogée





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