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Intervention de Bernard Aspe à l’université ouverte de la CIP, 18 mars 2010

La figure du prolétariat, multitudes, insurrection et nécessité subjective

Publié, le mardi 8 mars 2011 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : mercredi 12 août 2015


Quand on prend la parole, on a le choix entre parler d’une chose précisément ou parler superficiellement de beaucoup de thèmes qui importent, là j’ai plutôt choisi la deuxième possibilité, ce qui implique que ça va aller un peu vite et qu’il y aura de l’implicite qui pourra être mis en discussion tout à l’ heure.

Le point de départ était de repartir d’une critique du concept de prolétariat, de la critique d’une matrice de pensée et d’un schème de perceptions, en l’occurrence une matrice de pensée héritée de la dialectique de Hegel - à mon avis celle-ci se retrouve aujourd’hui pleinement, en tout cas sur le point que je vais cerner dans ses prolongements polémiques, parmi les diverses pensées qui ont rejeté cette matrice tout en en conservant un aspect essentiel. Donc essayer dans un premier temps de cerner cet aspect qui, je crois, définit ce qu’on appelle le schème prolétarien et, dans un deuxième temps, indiquer un autre rapport qui va nous faire retrouver une série de questions qui sont celles du choix.

On verra pourquoi cette question en particulier, celle du thème qui était annoncé à savoir la vie dans les oasis qui nous permettent d’habiter le désert et le rapport compliqué qui s’instaure à partir de là avec la politique, le thème de l’économie, en tant que c’est ce qui fait l’objet d’une attaque en tant que telle, déjà ça fait beaucoup de questions, et puis on finira sur la question du temps. Il s’agit de délimiter un espace d’énonciation à travers les thèmes abordés de façon assez rapide et de mettre à l’épreuve la possibilité que cet espace d’énonciation soit habitable, de mettre ça en question.

La « définition » du prolétariat qui se situe à la fin du Manifeste du Parti Communiste [1] c’est « le prolétariat n’a rien à perdre que ses chaînes et un monde à gagner ».

Les prolétaires, ce sont d’abord ceux qui n’ont rien, et qui dès lors ne peuvent que vouloir un renversement total, ceux qui n’ont rien ce sont ceux qui sont délestés des intérêts particuliers et qui dans cette mesure ne peuvent vouloir qu’un renversement total. Le portrait des prolétaires, c’est ce qu’on trouve en particulier dans l’introduction à la Critique du Droit Politique Hégélien [2] de Marx.

Ils sont définis comme les seuls opérateurs de la Révolution, ses sujets actifs, dans l’exacte mesure où ils n’ont rien c’est-à-dire que non seulement ils ne possèdent rien mais ils n’ont pas non plus de qualité reconnue à faire valoir. Donc ils sont la forme pure de l’existence réduite à sa nécessité et pour cette raison même ils sont les ouvriers du renversement. C’est leur fonction historique ou ontologique, autrement dit. Ils sont les révélateurs du Rien, c’est-à-dire de la pure puissance humaine générique, au-delà des qualités, des états et des identités.

Dès lors, le capitalisme se définit par l’exploitation du travail vivant et cette exploitation poussée à son comble génère la figure qui pourra y mettre fin ; telle est la thèse classique sur le prolétariat. Rien à perdre, ça veut dire qu’on n’a pas le choix d’une certaine manière. Donc c’est précisément parce que les prolétaires ne peuvent pas vouloir une liberté partielle qu’ils ne peuvent que vouloir une liberté totale.

Tel est le schème prolétarien qu’on peut dire « orthodoxe » et cette figure du prolétariat est une figure qu’on pourrait appeler « nécessité subjective » par opposition à quelque chose qui serait de l’ordre d’une nécessité objective où ce sont les contradictions du capitalisme en tant que telles qui devraient mener à son renversement, abstraction que personne n’a jamais vraiment défendue. Aussi grandes soient les tensions internes au capitalisme, il faut un opérateur subjectif pour effectuer ce renversement. Le problème étant d’identifier la figure qui va opérer ce renversement. Le prolétariat nomme cette figure.

Ce passage, ce renversement, on doit le considérer comme un passage de la nécessité à la liberté, la forme pure de l’existence réduite à sa nécessité est aussi par là même celle qui devrait pouvoir opérer, ou la seule qui serait en capacité d’opérer un retournement complet de sorte que de l’extrême nécessité, on passe à la liberté. Et il faut que le prolétariat soit pour toutes les autres classes le porteur de la liberté.

Cette thèse orthodoxe a plus d’un siècle et demi. On en trouve la matrice dans la Logique de Hegel. Texte très abstrait dans lequel les grandes catégories de la pensée philosophique se trouvent en quelque sorte mises en mouvement. L’objectif de la matrice de pensée dialectique est de définir la possibilité d’un passage de la pure nécessité à la liberté. Ce passage prend plusieurs figures dans le système de Hegel : passage de la Nature à l’Esprit, de l’Essence au Concept, de la Substance au Concept. Ce qui préfigure ce passage est celui qui est indiqué par les catégories de fond et d’existence. Donc c’est parce qu’on touche le fond, qu’on peut repartir vers l’existence, indication que l’on peut entendre au sens psychologique, des gens font très bien ça, toucher le fond pour remonter à l’existence, mais ici peut-être faut-il l’entendre dans un sens historique comme on vient de le faire avec ce que j’ai appelé le schème prolétarien.

Le prolétariat serait cette figure politique nommant une façon de toucher le fond et à partir de là de pouvoir repartir vers l’existence, d’être en mesure de relancer l’existence libre.

Il y a deux façons de l’entendre ; que la nécessité doit se retourner en liberté ou bien que la nécessité apparente doit se révéler comme liberté, c’est-à-dire que, dans cette logique très abstraite, le mouvement des catégories doit ultimement se révéler comme ayant été depuis le départ le mouvement d’une liberté subjective, même si, curieusement, dans les catégories qui sont celles de Hegel, cette subjectivité est attachée à l’élément du concept. Mais peu importe pour nous car ce qui importe ici est la traduction politique de ce schème. On peut le dire autrement pour déjà lancer un élément polémique, la nécessité apparente, cela peut être les dispositifs de l’Empire qui s’avère n’être que le mouvement propre de la liberté, à savoir le processus constituant de la multitude. Empire comme une reconduction du schème prolétarien même si c’est d’une façon totalement délestée de l’orthodoxie dont on vient de parler.

Ce schème prolétarien qu’on trouve dans la pensée des multitudes de Negri, pensée d’ailleurs peut-être ancienne, peut-être que tout le monde a dépassé ça depuis longtemps, je pense qu’on le retrouve aussi dans la théorie du Bloom par exemple de Tiqqun.

Dans le premier Tiqqun, la figure prolétarienne n’y est pas dégagée des modalités concrètes de l’exploitation, elle procède d’une sorte de catastrophe existentielle. Le Bloom, c’est le nom de la forme extrême du devenir étranger à soi-même et au monde, le nom de celui qui est partout là sans y être, celui qui n’est jamais présent en situation et ça parce qu’il est en quelque sorte le produit de la croyance libérale, plus largement moderne, plus largement encore occidentale selon laquelle la liberté se confond avec l’absence de liens et avec une attention la plus exclusive à son Moi.

En gros, le Bloom, c’est la figure de celui qui se trouve jeté dans une sorte de désappartenance, celui qui n’appartient à rien, ni à un monde, ni à quoi que ce soit qui fasse monde, ni à quoi que ce soit qui fasse communauté, et pas davantage à lui-même, même s’il est extrêmement soucieux de son Moi, lequel ne se révèle être qu’une abstraction vide, il est donc livré à la fausse liberté. Etant dans ce schème prolétarien, cette condition commune de désappartenance en tant que telle nomme à la fois l’indice et l’amorce d’un retournement. La nécessité ici, on peut l’entendre comme une nécessité destinale en quelque sorte. Elle ne résulte pas directement de l’exploitation du travail vivant mais du fait qu’on touche le fond dans l’aliénation, dans l’Entfremdung, dans le devenir étranger à soi. L’aliénation, même si le terme n’est pas utilisé, ne peut pas s’approfondir, c’est pour ça que le Bloom est la figure par laquelle « on » touche le fond, ce « on » désignant le monde occidental.

Et par là même, puisqu’il touche le fond, il est la figure du retournement, possible, retournement qui prend la forme d’une réappropriation de la désappartenance, une réappropriation de l’impropriété même. Parce qu’il se trouve au comble de la non-liberté, le Bloom est voué à la liberté réelle.

On trouverait une autre illustration dans ce qu’on peut appeler de manière très vague une certaine pensée critique que l’on trouve aussi bien du côté de l’école de Francfort, Adorno par exemple, avec Debord ou le courant de pensée anti-industrielle. Ce qui y est décrit n’est pas une catastrophe existentielle, ou alors pas de la même façon, puisque c’est la description d’un système de nécessité issu du développement de la raison scientifique et technique, cette nécessité s’avérant être un mythe.

Autrement dit, pour exemple, le système scientifique et technique semble se développer lui-même selon sa propre logique, les sujets paraissent réduits à de simples opérateurs parcellaires donc à distance de toute possibilité de maîtrise, mais cela même est un mythe. Donc il s’agit avant tout de ressaisir que l’idée selon laquelle on fait face, on est confronté à un système, cela même est un mythe, il s’agit de retrouver la liberté que recouvre ce mythe. Passer encore une fois d’une fausse nécessité à une liberté réelle.

Avec le risque, constaté dans beaucoup de cas, que la description de ce système de nécessité en vienne elle-même à renforcer le mythe qu’elle était sensée attaquer et que finalement on se retrouve à chercher des voies de sortie du côté par exemple de l’art comme seule exception du règne généralisé de ce qui peut-être nommé la culture, la culture qui peut se définir par l’équation « ce qui est, c’est ce qui est exposable », quelque chose comme ça. Donc l’art faisant exception comme forme de ... [interruption]. Ce qu’on perd, c’est le retournement lui-même, le retournement, on ne voit plus très bien comment il peut opérer. [Allusion au texte de Rancière dans Le spectateur émancipé : Les mésaventures de la pensée critique  ?]

Dernière variante, c’est la pensée des multitudes donc. On se situe dans la perspective d’une pensée qui se veut positive, au sens où elle refuse de recourir au négatif qui est à la fois critiquée comme astuce rhétorique mais aussi comme égarement pratique, soit par ce que c’est trop éthéré, comme le négatif tel que l’entend Adorno, l’art comme pure exception, ou le règne de la technique, de la raison mythifiée quoi, soit au contraire parce qu’il y a cette exaltation du négatif comme force de destruction dont on attend une puissance de retournement.

Il y a donc là à choisir entre Spinoza et Hegel, chercher l’affirmation d’une puissance radicalement immanente, puissance à la fois autonome et capturée par ce qu’on peut appeler aujourd’hui « capitalisme cognitif », d’où que le capital se trouve réduit à une forme parasitaire qui prélève une puissance ou une liberté qui en tant que telles sont déjà là, et même un communisme qui en tant que tel est déjà là. Reste donc à la liberté à se savoir comme liberté. Dans les catégories de Hegel, on dirait qu’il reste à faire que la Multitude se pense comme le concept de l’Empire c’est-à-dire de son effectivité.

Le problème est qu’on est à ce point d’emblée immergé dans la liberté que l’on ne sait pas très bien concevoir quelle forme pourrait avoir le retournement, on ne perd pas le retournement puisqu’il est appelé mais on ne voit pas très bien quelle forme il pourrait avoir. Critique souvent opposée à cette perspective, on ne voit pas comment on pourrait concevoir le mode d’activation de la ligne de partage Multitude / Empire. Flou assez gênant. Il me semble qu’un des problèmes ici tient à l’usage d’une matrice spéculative, une matrice de pensée qui n’est plus directement celle de Hegel et qui empruntée à Deleuze principalement.

Donc c’est le paradoxe d’un schème prolétarien qui est conservé mais délesté du négatif, ce qui n’est pas l’Empire ce n’est pas son négatif mais c’est sa doublure donc on doit davantage penser dans les catégories du virtuel et de l’actuel.

Mais c’est aussi un peu vrai pour le deuxième Tiqqun ou alors pour un autre texte comme l’Insurrection qui vient.

Il y a quelque chose d’assez proche entre les concepts de multitude et d’insurrection d’une certaine manière puisque c’est un nom de ce qui doit être restitué à sa pure virtualité pour que puisse en être actualisé la puissance de rupture. C’est le paradoxe qui est contenu dans ces concepts là et à quoi oblige l’usage de cette matrice deleuzienne. Multitude et Insurrection nomment ce qui est déjà-là, mais déjà-là en deçà des catégories qui sont celles de la philosophie classique, de l’économie, de la sociologie qui ne parviennent pas à saisir ce déjà-là, donc en ce sens, ce déjà-là doit être restitué à sa virtualité c’est-à-dire quelque chose qui ne correspond pas à ses catégories mais qui existe pourtant. C’est ça que j’entends par virtualité. En même temps, cette virtualisation est la condition pour actualiser une puissance de rupture, même si on ne voit pas très bien quelle forme elle peut avoir dans le rapport Multitude/ Empire...

Dans tous les cas, qu’on passe par la négation (Tiqqun, la Théorie Critique...) ou l’affirmation (Negri...), il y a toujours une manière d’aller au cœur de ce qui peut être pensé comme forme de la nécessité ou de la nécessité apparente pour dégager, pour opérer ou pour réinvoquer le retournement en liberté. Autrement dit, la source du retournement politique se trouve dans la manière dont la liberté se reprend comme vérité de la nécessité. Ça, c’est pour rester vraiment dans les catégories de Hegel et en même temps ça me semble désigner tout ce qui est quelque chose des pensées que j’ai très rapidement évoquées. Autrement dit, le sujet, c’est la vérité de l’objet. Voilà à quoi se ramène le schème prolétarien. Ce pourquoi j’ai l’impression, même si je peux me tromper, que ces pensées sont derrière nous.

A l’encontre des démarches que j’ai désigné très rapidement, il me semble nécessaire de sortir de ce schème du retournement de la nécessité en liberté. Ça paraît vraiment abstrait, mais avec ces catégories, dans cette abstraction, se jouent beaucoup de choses importantes. Sortir de ce schème et des variations qu’il permet, même des variations très éloignées, anti-dialectiques par exemple. D’une certaine manière, ne pas partir de la nécessité, c’est retrouver, réhabiliter, revenir à la question du choix.

La question du choix comme question politique. C’est un thème récurrent dans beaucoup d’analyses aujourd’hui, y compris d’ailleurs dans le Comité Invisible, dans Toni Negri etc... (avec des références à Agamben, à Carl Schmitt). C’est une banalité d’aujourd’hui. La question repose sur la manière d’appréhender cet élément du choix.

Une remarque au préalable : c’est un thème existentialiste mais qui n’oblige pas à quelque chose comme une philosophie de la conscience, qui n’oblige pas à jouer de l’opposition entre l’individu et la collectivité. Il semble que le lieu de la consistance du choix est toujours collectif, ou plus exactement, comme Simondon pourrait le dire, trans-individuel [3].

Le choix n’est pas l’objet d’une conscience réflexive mais une modalité spécifique d’existence de quelque chose qu’on peut penser comme un lien communautaire et qui n’existe que de pouvoir être repris.

D’autre part, il y a cette phrase de Sans soleil de Chris Marker, en parlant des enfants de la bourgeoisie : « Ils pourront choisir de se battre pour l’abolition des privilèges, ils ne pourront rien contre le privilège d’avoir choisi ».

Revenir sur la question du choix, ce n’est pas dire que tout le monde a le choix aujourd’hui, que peut-être même ceux qui n’auront pas le choix seront de plus en plus nombreux vu l’évolution du monde, en tout cas hors des frontières de l’Europe. La question est de savoir si on peut « compter sur » ce processus là, « compter avec » c’est sûr mais « compter sur » ce processus là, ce n’est pas du tout évident. « Compter sur » c’est le schème prolétarien orthodoxe, compter sur le fait que certains, beaucoup, nombreux n’auront plus le choix. Compter sur le « ne rien avoir à perdre ».

Qu’il faille « compter avec » est très important pour la politique telle que nous pouvons la vouloir tous ici, « compter avec » mais « compter sur », je ne pense pas.

Donc je m’adresse ici, par rapport à ce que dit Marker, plutôt à ceux qui pour une raison ou pour une autre ont le privilège d’avoir choisi ou d’avoir à choisir, sachant que ce privilège, en même temps, c’est tout aussi bien et immédiatement un fardeau. Dans le livre, je citais Beck et ce que les sociologues se font un plaisir de décrire : « la possibilité de ne pas décider à tendance à disparaître : puisqu’il est possible de décider, cela devient un devoir auquel on ne peut se dérober sans autre forme de procès » à propos des relations hommes-femmes même si le constat a une valeur plus générale. Ce qu’analyse une certaine sociologie aujourd’hui, Zygmunt Bauman par exemple, c’est qu’à même mesure que s’étend la possibilité de choisir s’amplifie la disposition à l’indécision.

Alors, pourquoi ? Si l’horizon de la vie ne peut être que la vie elle-même, il y a un sentiment de panique dans le risque de la gâcher. Si on a perdu les autres horizons, comme la religion, la politique (dans le sens ici où l’Histoire aurait un sens et où on serait devenu orphelin de l’Histoire), il y a panique devant le choix et le besoin corollaire de garder autour de soi une constellation de possibles, comme une réserve d’existences possibles. Zigmunt Bauman décrit ce temps pointilliste comme le temps du Capital, c’est-à-dire des subjectivités du Capital. C’est le temps pointilliste, temps dans lequel on est entouré de poussières d’instants (c’est Kierkegaard qui utilise cette expression), poussières d’instants qui sont comme autant de chances d’accomplissement de soi, qu’on doit garder comme une nuée qui nous environne, nous protège. Des promesses d’accomplissement qu’il faut à la fois activer et tenir en réserve sinon c’est la disparition de la nuée.

Bauman et les sociologues de ce genre s’amusent donc à décrire ce phénomène, avec comme mot d’ordre la renaissance : aujourd’hui il faut à tout prix savoir renaître, il dit que les chats aujourd’hui ne sont plus les seuls à disposer de neufs vies. Une quête de la renaissance permanente caractérise les subjectivités du Capital.

Cette expression se trouvait dans les écrits de Kierkegaard quand il parlait du désespoir du possible ou du manque de nécessité.
L’indication me semble très importante parce que si dans le schème prolétarien on passe de la nécessité à la liberté, cette indication de se défaire du manque de nécessité signifie qu’un problème dont nous serions les contemporains serait de pouvoir passer de la liberté à la nécessité, passer du libre au nécessaire, passer de la liberté objective, au sens où elle est donnée sous la forme du fardeau du choix, ce n’est donc pas une liberté formidable, à une nécessité subjective justement. Il ne s’agit pas ici d’un renversement de Hegel, plutôt d’une indication car ici les termes n’ont pas le même sens. La question pour nous est donc de trouver la forme du choix qui ouvre sur une nécessité subjective.

Je parlais du choix en général. Pour ce qui est du choix politique, le poids de l’injonction à choisir est en quelque sorte redoublé. Bien sûr, il a le même poids que partout, c’est-à-dire le risque de se tromper, de perdre son temps dans des réunions où on s’ennuie, dans des interventions dans lesquelles on ne comprend rien ou auxquelles on ne n’intéresse pas, dans des actions qui ne mènent à rien, etc. avec cette pesanteur et cette complaisance à voir comment ça ne va pas et à le dire et à en parler. Complaisance en ce qu’on dit qu’on ne veut pas perdre son temps et qu’on n’arrête pas de se plaindre de combien on perd son temps, combien ça ne va pas ce qu’on fait.

Il y a aussi un autre problème qui est que la politique comme on peut l’entendre c’est-à-dire, par rapport à Marx, l’élaboration des conditions qui permettent l’abolition de l’état de choses existant, façon de rappeler une des définitions du communisme, le problème de cette politique là donc nous oblige à mettre en risque ce qui devrait être protégé. C’est à cet endroit là qu’il me semble important de reprendre Arendt et son idée des oasis c’est-à-dire ce qui nous permet de vivre dans le désert sans pour autant nous réconcilier avec lui [cette idée des oasis et du désert apparaît à la fin de Qu’est-ce que la politique ? Bernard Aspe revient sur cette idée dans le premier chapitre de L’Instant d’Après [4].].

Bien savoir que l’on est dans quelque chose comme un désert, que vivre dans le monde intérieur du Capital c’est vivre dans le désert mais que pour autant on peut toujours se dire qu’on ne se réconcilie pas avec lui parce qu’on a nos bulles, nos oasis de création artistique, philosophique, on fait des collectifs politiques qui résistent au désert du Capital et puis il y a l’amitié, il y a l’amour. Les liens vivants avec les vivants, avec les proches, les voies d’intensification de la vie, les formes d’accomplissement des promesses contenues dans la vie, tout cela c’est ce que nomment les oasis. Ce qu’il faut remarquer, c’est qu’on ne dispose d’aucun point de vue depuis lequel ces attachements et l’importance que peuvent avoir dans nos vies ces oasis pourraient être tout simplement condamnés, d’une façon morale pourrait-on dire. Parce qu’il y a là une vérité.

Effectivement, quand il n’y a plus ni Dieu, ni Histoire, ni un sens donné, la vie est le seul horizon de la vie. D’où la question, si on la formule abstraitement : s’il n’y a que la vie finalement, que ces liens vivants avec les vivants, que ces intensités vitales, ça implique qu’il n’y a que ça pour se présenter comme le « contenu » de la politique. Donc au nom de quoi les mettre en risque ? C’est-à-dire que le risque, c’est celui de perdre ce au nom de quoi on peut se vouer à la politique, d’où le paradoxe avec cette question des oasis. Et c’est ce paradoxe qui cerne ce que peut signifier faire de la politique dans les conditions de la fin de l’Histoire. Ça aussi c’est vrai.

Ce paradoxe indique la réussite des recompositions du capitalisme après et par le mouvement des années 70, beaucoup de gens ont écrit là-dessus tout autour de Negri par exemple ou bien Chiapello-Boltanski etc... l’approfondissement des liens, la prolifération des expériences, les recherches d’une intensité vitale sont ce qui était demandé dans ces années de luttes. De ce point de vue ça été d’une certaine manière satisfait mais satisfait en tant que contrepartie du maintien de ce monde intérieur du Capital. La démocratisation des oasis a été une réponse aux aspirations existentielles et désirantes, et donc une forme de compromis avec l’existence de ce monde intérieur du Capital (expression de Sloterdijk), une manière de contourner le rapport de classes.

D’où l’on peut attacher l’insuffisance politique à l’attachement aux oasis y compris les oasis communautaires, les oasis politiques disons. Je ne pense pas qu’on puisse apporter une réponse en réhabilitant le concept de devoir, parce qu’on ne voit pas sur quel sol un tel devoir pourrait prendre appui, d’où pourrait parler celle ou celui qui énoncerait ce devoir pour le politique de ne pas se soucier d’abord des oasis [à ce propos, suite à une intervention, Aspe parle d’un livre de Alenka ZupanÄ iÄ , L’éthique du réel, livre très intéressant parlant de ça et assez drôle selon l’intervenant].

On ne sort pas des impasses par une injonction. La seule voie du coup serait d’approfondir le paradoxe en tant que tel et c’est pour ça que la question formulée précédemment était trop abstraite. Les oasis c’est ce qui permet de nous accommoder de l’avancée du désert d’autant mieux qu’on peut se vivre, et à juste titre, d’une certaine manière en tant qu’on garde une irréconciliation avec l’avancée du désert. On peut toujours se dire qu’on n’est pas réconcilié avec lui. Mais en ce sens, on demande quand même aux oasis d’être des endroits où on peut fuir et lorsque nous fuyons nous faisons entrer le sable dans les oasis, comme le dit Arendt. C’est-à-dire que les oasis elles-mêmes sont en danger, sont mises en danger quand nous y cherchons refuge.

Qu’est-ce qu’approfondir ce paradoxe ? Ce qui est mis en avant par cette école de pensée autour de Žižek et ZupanÄ iÄ , c’est qu’il y a un comique des subjectivités contemporaines de se trouver en quête d’accomplissement, qui n’est pas seulement accomplissement personnel ou le développement personnel, de cette volonté d’épanouissement qui serait le principal obstacle à l’épanouissement lui-même.

Il y a une importance qu’on pourrait dire tout à fait immanente du passage du souci de soi, y compris si le soi est collectif, au souci pour quelque chose comme un objet qui n’est aucunement réductible ni à un sujet, ni à ses consistances trans-individuelles, collectives disons. Et si cet objet doit se confondre avec un processus politique, c’est précisément dans la mesure où ce processus est la seule réponse possible à la manière dont ces sources vives que sont les oasis se trouvent mutilées ou étouffées par le sable qu’on fait rentrer en y cherchant refuge. Le choix reste, il y a comme un pari à faire, c’est-à-dire que ces oasis si elles sont étouffées, mutilées etc... après tout, on peut très bien se dire que bon, c’est toujours préférable à une certaine forme de mise en risque et de passage à une nécessité, à quelque chose comme un processus. La politique doit obliger autant ou encore plus que de faire un livre, que de faire un film mais, exactement de la même manière, c’est un objet, quelque chose qui est en dehors et qui a ses contraintes et ses nécessités, qui a ses règles qui nous sont imposées par le monde dans lequel on est.

On peut très bien choisir de considérer que c’est trop coûteux, et que les oasis en question il en reste toujours assez pour qu’on les habite et pour tenir à distance ce qui alors ferait injonction, la question c’est celui du passage de l’injonction à l’exigence si on veut.

Compter sur l’idée que l’étouffement ne sera pas complet et qu’on va habiter nos intensités vitales, qu’on va tenir à distance la politique car elle exige trop, parce qu’elle nous demande trop ou qu’elle nous met trop en risque ou bien alors, se dire qu’il va falloir passer par ce geste un peu aberrant qui est de se vouer à quelque chose qui contrarie sur bien des points notre quête d’accomplissement, d’épanouissement vital mais en se disant que cela même est la seule façon de libérer ces oasis, c’est-à-dire de ne pas les étouffer, de ne pas y faire rentrer trop de sables. C’est un risque c’est tout, et là il y a l’irréductible du risque et l’irréductible du choix.

La figure du prolétariat, Multitudes, insurrection et nécessité subjective. Intervention de Bernard Aspe à l’université ouverte de la CIP, 18 mars 2010

Le sang des gestes, Bernard Aspe

Transindividualité et (in)consistance du collectif : le démoniaque, probablement - Bernard Aspe

L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant, Bernard Aspe


Pour éviter 100 000 € d’astreinte, la coordination avait déménagé dans un placard municipal de 68m2. Comme s’y est engagée la Ville de Paris, il s’agit d’un local provisoire avant relogement... qui n’a pas eu lieu. Ce relogement, un local, doit permette de développer les activités qu’abritait le centre social parisien qu’était devenu le quai de charente, alors que le manque de tels espaces politiques se fait cruellement sentir.

Pour mémoire : Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde.

Nous sommes tous des irréguliers de ce système absurde et mortifère - L’Interluttants n°29, hiver 2008/2009

Ne pas se laisser faire, agir collectivement :

Permanence CAP : accueil et information sur le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle. Envoyez questions détaillées, remarques, analyses à cap cip-idf.org.

Permanences précarité. CAF, Pôle emploi, etc. Adressez témoignages, analyses, questions à permanenceprecarite cip-idf.org.

Lundi de 15h00 à 18h00, pour se défendre, partager des infos, des expériences et conseils, agir collectivement : Rdv au Café de la Commune Libre d’Aligre : 3 rue d’Aligre - 75012 - Paris.
Tél : 01 40 34 59 74





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