En Grèce, des grèves sectorielles ont lieu quasi quotidiennement (transports, voirie), des comités de chômeurs se constituent tandis que les rassemblements (centraux) sur la place Syntagma ont donné naissance à diverses tentatives d’assemblées de quartier.
Une nouvelle grève générale débute ce 19 octobre...
Il nous a paru utile de publier l’article qui suit (publié dans le N° 5 de la revue Z) qui permet d’aller au delà des visions spectaculaires de la situation grecque et des luttes qui se déroulent là-bas et propose, à sa façon, des voies de sorties de quelques ornières idéologiques et pratiques dont nous avons à pâtir ici.
Syndicalisme : retour à la base [1]
Méditations sur le renouveau du syndicalisme grec
Les distances parcourues comptent peu, et nulle expérience ne vaut finalement davantage que les questions que se posait auparavant celui à qui il est donné de la vivre. Dionys Mascolo, Le communisme [2].
En juin 2010, je décidais de me rendre à Athènes pour enquêter sur une expérience dont on entendait quelques échos dans le milieu militant en France : le syndicalisme de base grec. Issues du mouvement anarchiste, ces organisations syndicales autonomes s’opposent à un syndicalisme confédéral, dominé par la bureaucratie et la tutelle des partis politiques. Ces expériences renvoient à un certain nombre de préoccupations et de questions politiques partagées en France notamment : Quelles peuvent être les raisons spécifiques qui ont conduit une partie du mouvement anarchiste grec, largement teintée d’insurrectionnalisme, à créer des structures syndicales de base, alors même qu’ils se montrent très critiques à l’encontre du syndicalisme ?
Du point de vue du mouvement anarchiste, comment peut-on entendre le rapport entretenu entre une critique radicale du travail salarié construite à travers diverses formes d’organisation et de débrouille collective (squat, récupération, petits larcins, potagers collectifs...) et l’investissement dans la défense des droits des salariés précaires sur les lieux de travail ?
De manière plus générale, comment inscrire au quotidien la radicalité d’une décision politique sans tomber dans la cogestion, ni dans le radicalisme groupusculaire souvent marginalisé ?
Les mesures d’austérité dictées par le FMI de Dominique Strauss-Khan sur fond de crise économique en Grèce ont abouti à la vente d’un grand nombre d’entreprises publiques (chemins de fer, électricité, gaz, télécoms, ports, aéroports, etc.) au capital international. Dans le même temps, les conditions de vie d’une large frange du peuple grec se sont aggravées (baisse des salaires et des pensions de retraite, recul de l’âge légal de départ à la retraite, augmentation de la TVA, démantèlement de certains dispositifs de sécurité sociale, durcissement des réglementations migratoires, etc.). Cette situation a conduit à exposer les Grecs, et particulièrement la jeunesse, à une précarité grandissante (absence de sécurité sociale digne de ce nom, salaire horaire très bas, allocations chômage plafonnées à 400 euros, revenu minimum autour de 100 euros, taux de chômage très élevé, etc.). Aussi, assiste-t-on à une forme de déclassement de cette jeunesse au niveau scolaire assez élevé : les perspectives d’emploi sont désormais sans rapport avec ce que promettaient initialement de longues études. De très nombreux Grecs ont dû choisir entre s’exiler [3] ou enchaîner les périodes chômées et les petits boulots dans le secteur des services (par exemple : ouvriers d’entretien, serveurs, commis, coursiers, etc.) – une branche particulièrement importante de l’économie nationale. C’est sur ce terrain qu’est né le syndicalisme de base. Dans des proportions encore modestes, mais significatives, il a permis de rompre l’isolement des salariés, grâce à la mise en place d’une solidarité réunissant ces salariés de différentes petites entreprises sur la base de leur même profession.
La gauche grecque
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me semble nécessaire de présenter succinctement la configuration politique au sein de l’ensemble de la gauche grecque.
En octobre 2009, les « socialistes » du PASOK sont entrés au gouvernement sous la direction de Georges Papandréou, après la défaite de la droite de Caramanlis, sorte de Sarkozy local. Ils se sont alignés sur les directives du FMI de DSK : démantèlement des systèmes de solidarité, privatisations, mises en concurrence, baisse des salaires et des pensions, augmentation des taxes à la consommation, etc.
Le KKE (le Parti communiste grec) est resté en dehors du gouvernement. C’est un parti plutôt vieillissant, mais sensiblement plus influent que le PCF. Interdit presque sans interruption de 1936 à 1974, il est auréolé du prestige de sa participation à la résistance contre le nazisme, ainsi qu’à la lutte contre la dictature des colonels (1967-1974). N’ayant jamais participé à un gouvernement de gauche, il n’a pas subi le ressentiment de l’opinion publique au sujet de la crise actuelle. Marqué par un discours « lutte de classes », il demeure néanmoins le seul parti communiste en Europe, avec celui du Portugal, attaché à l’héritage et aux pratiques du stalinisme [4]. En outre, le KKE possède une organisation syndicale, le PAME, très bien implantée dans les secteurs ouvriers traditionnels : marine, docks, industrie, ainsi que dans les universités mais qui est quasiment inexistante dans les autres secteurs. Tous secteurs confondus, le syndicat représente environ 15 % des suffrages aux élections professionnelles.
Du côté de l’extrême gauche, on trouve un grand nombre de petites organisations trotskistes ou maoïstes. Relativement cantonnées à l’université et assez divisées, elles sont peu influentes dans l’espace des luttes salariales. La crise en Grèce a contribué à favoriser des rapprochements, même si ceux-ci se sont bien souvent enlisés dans des querelles de plate-forme. On doit noter qu’un nombre grandissant de militants de ces organisations prennent part aux expériences de syndicalisme de base, initiées depuis le mouvement anarchiste grec. N’oublions pas la coalition de gauche « Syriza », représentée au parlement, en grande partie issue d’une scission du parti communiste, se situant politiquement entre le KKE et le PASOK et qui, de ce fait, a du mal à trouver son espace politique autonome.
Quant au mouvement anarchiste grec, il n’est pas injustifié de parler de « mouvance », tant l’activisme des collectifs et leurs multiples registres d’action renforcent l’image d’un milieu bouillonnant, aux contours relativement difficiles à cerner : luttes lycéennes, étudiantes, écologiques, salariales ; squats, coopératives (très marginales dans la proche région d’Athènes), syndicats de base, collectifs informels ; occupations, actions directes, émeutes, attentats. Le mouvement est également varié sous l’aspect théorique, puisque des emprunts aux courants marxistes italiens « opéraïstes » (voir plus bas) et autonomes s’ajoutent aux références canoniques de l’anarchisme, allant même parfois jusqu’à cohabiter avec des rhétoriques marxistes-léninistes plus classiques.
Au-delà de petits collectifs ou des membres de syndicats de base, les appartenances individuelles sont souvent difficiles à appréhender car aussi flottantes que circulantes. Il n’y a pas d’organisation anarchiste ou de syndicat anarcho-syndicaliste façon FA ou CNT [5] en France, hormis AK, un groupe semblable à Alternative Libertaire [6].
Lors des évènements de décembre 2008, à la suite de l’assassinat de sang-froid par la police du jeune Alexis Gregoropoulos, jusqu’à 7000 personnes se sont rassemblées dans le « bloc noir » qui s’est affronté aux forces de l’ordre. Dans ses diverses composantes et en dehors des moments d’exception, le mouvement oscille entre 3 et 4 000 personnes à Athènes. Tous ces collectifs et ces pratiques semblent globalement cohabiter dans ce qu’il convient de nommer le « mouvement anarchiste grec », non sans entraîner parfois de fortes tensions entre ce que certains anarchistes grecs appellent – pour forcer le trait – les anarchistes « sociaux » (à travers les syndicats de base en particulier) et les anarchistes insurrectionnalistes (actions directes « violentes » revendiquées ou non par des groupes clandestins). Ces catégories sont indicatives, ces deux courants n’étant pas sans porosité. Malgré les divergences, beaucoup pensent qu’il serait pertinent de parvenir à une certaine composition de ces différents courants.
Enfin, la situation du syndicalisme grec apparaît délicate en même temps que favorable au développement des unions syndicales de base : d’une part, les deux principaux syndicats (l’un pour le secteur public, l’autre pour le privé) sont très inféodés au PASOK ; d’autre part, il n’existe pas de structure significative incarnant un syndicalisme de lutte [7].
Le syndicalisme de base : constitution, principes
La constitution des premiers syndicats de base en Grèce intervient en 2005/2006, avec les syndicats des serveurs, des coursiers et du nettoyage qui sont aujourd’hui les plus importants numériquement, soit respectivement : 150, 200 et 400 membres en juin 2010. Au cours des années qui suivent l’émergence de ces premiers syndicats, d’autres unions de base sont créées : celle des comédiens, des cuisiniers, des traducteurs-correcteurs et même des ingénieurs, dont le mouvement anarchiste grec a incontestablement été le fer de lance. Lors des manifestations du 1er mai 2010, ces syndicats réunissent près de 1800 personnes à Athènes.
L’organisation syndicale de base se construit par profession (ex : un syndicat des serveurs, un autre pour les cuisiniers, etc.) et non par entreprise. Il s’agit de contourner à la fois l’isolement des salariés et la concurrence que l’on instaure entre eux, que ce soit sur le même site ou entre différentes boîtes. Il existe seulement deux échelles dans l’organisation : le syndicat de base et la fédération par branche (par ex : le commerce, le spectacle, etc.). Il n’y a ni de confédération qui aurait force de loi sur l’ensemble des syndicats ni de participation à des courants syndicaux internationaux. Il s’agit d’éviter la constitution d’une bureaucratie décisionnelle, et ainsi d’inscrire la construction des formes de résistances collectives au plus près des salariés eux-mêmes en leur laissant la plus large autonomie possible. Toutes les décisions relatives aux positions et aux activités du syndicat sont prises en assemblée générale hebdomadaire ou bimensuelle de chaque syndicat. Tous les adhérents peuvent participer, et la fréquence des assemblées peut augmenter en fonction de l’intensité de l’activité syndicale. Les décisions sont prises par consensus, ou par vote si ce premier ne s’est pas dégagé [8]. La loi grecque obligeant tout syndicat à élire des représentants, ceux des syndicats de base sont tournants et révocables. On pourrait toutefois s’interroger sur l’absence d’unions locales, qui semble un handicap dans la perspective de construire une organisation non corporatiste et interprofessionnelle.
Arrêtons-nous un instant sur l’exemple du syndicat de base des serveurs d’Athènes pour éclairer les méthodes d’implantation et les pratiques du syndicalisme de base. Dans ce secteur, les salaires sont bas et variables : un serveur à Athènes touche environ 45 euros pour 8 heures de travail, soit un salaire horaire bien inférieur au Smic en France, mais il peut descendre à 25 euros dans certains quartiers touristiques où les pourboires sont censés compléter la faiblesse du revenu officiel. Durant l’été 2006, une petite douzaine de personnes travaillant dans différentes enseignes athéniennes (café, restaurants, etc.) forme un groupe de travail sur le droit du travail. Des permanences sont mises en place à partir de l’automne, annoncées par voie d’affiches près des établissements. Le groupe atteint 20 à 25 membres. Les premières actions directes collectives sont lancées en soutien à des salariés pour des défauts de paiement d’heures, ou pour harcèlement, etc. Le syndicat atteint une quarantaine de membres à la fin de l’hiver 2007, puis 150 membres en juin 2010. Lors des journées de grève générale, le syndicat impose physiquement la fermeture des cafés le long du parcours de la manifestation, invite les autres manifestants à ne pas se rendre au café après la déambulation (les serveurs étant des travailleurs comme les autres) et organise les moyens de son autodéfense face aux agressions de la police grecque.
L’attractivité du syndicalisme de base procède aussi de la critique du modèle hiérarchique et de la constitution de contre-modèles égalitaires. C’est une organisation marquée par la combativité de ces structures et l’efficacité de ses actions directes collectives. Aujourd’hui, ce type de syndicalisme commence à intéresser des personnes aux profils sociaux plus hétéroclites (c’est-à-dire moins diplômés, plus féminins, de plus de 40 ans ou issus de l’immigration), signe à la fois d’une confiance en ces structures, de leur efficacité et de leur implantation grandissante.
Deux évènements fondateurs
Je voudrais ici raconter deux évènements qui ont sans nul doute renforcé l’aura et la détermination des syndicalistes de base athéniens.
En 2001, Konstantina Kouneva a quitté la Bulgarie où elle était professeur d’histoire pour la Grèce faute de revenus suffisants pour soigner son fils, victime d’une grave maladie. À Athènes, elle travaille comme femme de ménage sur les trains de banlieues, devient secrétaire du syndicat de base des agents du nettoyage et participe à de nombreuses actions du syndicat. Lors du mois de décembre 2008, la tension s’accroît entre elle et son employeur, période au cours de laquelle elle reçoit des menaces anonymes par téléphone : « Ils m’appelaient pour me dire que si je continuais à l’ouvrir, ils allaient me trouver et me buter. » Le 22 décembre 2008, elle est attaquée par deux hommes inconnus. On l’empêche de respirer par le nez et on l’asperge d’acide sulfurique. Cette agression entraîne la perte d’un œil, de graves lésions à l’autre, au larynx, à l’œsophage et à l’estomac. Elle doit subir de lourdes opérations chirurgicales. Malgré l’indignation populaire et de nombreux soutiens internationaux, la justice de classe du gouvernement grec est claire : l’affaire est classée sans suite par la juge d’instruction en juin 2009 à la suite d’une enquête de police plus que négligente, dénoncée notamment par Amnesty International [9].
Autre événement au dénouement plus heureux cette fois : en Mars 2010, une jeune salariée d’une cafétéria d’Athènes demande au syndicat de base des serveurs d’intercéder en sa faveur à propos d’heures impayées par son patron. Une quinzaine de membres du syndicat se rendent sur place et signifient au patron de changer d’attitude. Le patron leur présente une fin de non recevoir et, menaçant, exhibe son arme de poing au ceinturon. Le 24 mars, à la sortie du travail, la jeune employée est violemment prise à parti par des nervis patronaux. Blessée, elle est admise à l’hôpital pour de multiples blessures.
Le 26, à la suite de l’appel du syndicat de base, 200 personnes bloquent la cafétéria sur la place Syntagma (une des principales d’Athènes) ainsi que d’autres enseignes appartenant au même patron. Ils informent les passants de la situation et appellent au boycott d’un certain nombre d’autres établissements en possession de la même mafia capitaliste.
Peu de temps après, une AG est organisée à Polytechnique (faculté qui, en 1973, fut à l’origine de la chute de la dictature des colonels). Elle réunit près de 500 personnes qui partent en direction de la cafétéria. Un groupe se détache et détruit le mobilier et les vitrines du magasin, en représailles à l’agression de leur camarade. Quelques minutes plus tard, le téléphone du syndicat résonne, le patron parle de « malentendu » et accepte de payer les nombreuses heures qu’il devait à la salariée. Victoire !
Considérations rapprochées
Pour conclure, je voudrais rapprocher l’expérience du syndicalisme de base grec des problématiques présentes dans le milieu radical français.
1. Refuser le « tout ou rien », propager l’hypothèse de confiance.
Il me semble important de souligner que l’expérience du syndicalisme de base grec rompt avec une certaine forme d’alternative paralysante qui est celle du « tout ou rien ». On peut résumer cette alternative de la manière suivante : à travers le syndicalisme notamment, tout contrepoint au capitalisme se réduirait à une pure fonctionnalité de ce dernier. Toutes les luttes seraient intégrables au système et participeraient de son renforcement ; dès lors, la seule opposition à la hauteur du capitalisme serait toute entière contenue dans le geste insurrectionnel. Contrairement à ce point de vue, l’expérience du syndicalisme de base indique que, pour toute politique populaire, il est primordial d’inscrire les gestes de révolte (aussi « radicaux » soient-ils) dans une dynamique de propagation de la confiance en la capacité de chacun et de tous de faire échec concrètement à l’arbitraire patronal et étatique. De plus, cette dynamique ne peut s’inscrire uniquement dans la temporalité momentanée des mouvements [10].
2. Réévaluer le syndicalisme
Le syndicalisme de base n’est pas advenu sans susciter quelques tensions au sein du mouvement anarchiste grec. On peut penser qu’il devait être question de la légitimité de « l’action syndicale », fut-elle de base, dans le cadre d’une politique radicale. Or, on sait bien qu’une certaine critique du syndicalisme a été encline à rejeter massivement l’ensemble du mouvement syndical du côté de la compromission ou de l’intégration au capitalisme. Point de vue qu’ont pu porter des organisations (...) comme la Gauche prolétarienne [11] en France et l’Autonomie ouvrière en Italie dans les années 1970 "’ ce qui n’est pas sans rapport avec leur faible capacité de perdurer et de s’étendre (surtout pour la première) ou de faire face à la répression d’état et à l’hostilité des organisations traditionnelles.
3. Affirmer la centralité de la logique de l’égalité et de l’autonomie politique au sein des syndicats comme ailleurs.
À mesure du développement des syndicats de base et de la nécessité de coordonner l’action, il sera sans doute toujours plus délicat d’éviter la constitution d’échelons bureaucratiques permanents. C’est une difficulté en même temps qu’un enjeu décisif. Le primat de l’égalité (n’importe quel membre du syndicat est l’égal de n’importe quel autre dans la délibération et la décision) et de l’autonomie ouvrière (chaque syndicat de base possède entière latitude pour décider des orientations de son action par rapport à toute autre structure) demeure néanmoins un acquis, par rapport à toute autre considération organisationnelle dans le gouvernement ou plus exactement dans l’auto-gouvernement des organisations syndicales de base.
4. Rappeler la corrélation entre les droits du peuple et la lutte de classe
L’alternative paralysante du « tout ou rien » est souvent associée à une perception des « droits acquis » comme permettant d’intégrer la conflictualité au capitalisme et à l’État. C’est une vision réductionniste qui écarte de son champ le fait que ces droits ont été concédés par les pouvoirs étatico-capitalistes, le plus souvent par la contrainte populaire. Ces derniers étant prêts, comme nous en faisons l’expérience aujourd’hui partout en Europe, à nous les retirer dès que le rapport de forces leur est plus favorable [D’autant que sous l’égide du néolibéralisme nous sommes tous devenus des « hommes endettes », NDR]. Les cas aigus de la Grèce ou de la Hongrie devraient suffire à nous en convaincre. Il est indispensable de réaffirmer que les droits acquis d’hier comme ceux de demain sont le résultat de la lutte des classes. Cette dernière n’est pas ici à entendre uniquement comme celle des travailleurs mais comme celle de l’ensemble des classes subalternes : femmes, travailleurs, chômeurs, homosexuels, minorités nationales, sans-papiers, etc. C’est-à-dire qu’elle se manifeste lorsque ceux qui sont en état de subordination par rapport à tel ou tel pouvoir, contestent ouvertement cette condition. Il est décisif de nommer « lutte de classes » ces conflits apparemment disparates pour les unifier et les orienter en un sens égalitaire.
5. Toute ambition de politique émancipatrice collective doit entrer en rapport étroit avec un « réel populaire ». En ce sens, les espaces du travail sont incontournables.
J’utilise l’expression « "‰réel populaire » [12] pour désigner les situations d’oppression vécues dans la vie courante, par ceux qui, souvent pauvres, sont considérés par la classe dirigeante comme quantités négligeables dans les affaires de la cité.br>
Le syndicalisme de base a permis au mouvement anarchiste grec de s’ouvrir à des formes de rassemblement moins affinitaires, moins circonscrits à certains groupes sociaux (jeunes diplômés, très militants, parfois marginalisés), en lien avec des formes de vie plus ordinaires, ici au sein du travail. Il a favorisé l’inscription de l’engagement politique dans la durée, là où l’activisme – qui n’est cependant pas à rejeter – court toujours le risque de dilapider ou d’énerver les plus belles énergies politiques. Ce qui peut conduire à d’amères déceptions voire au rejet de l’action politique, phénomènes classiques après les périodes d’intense investissement militant.
Faire entrer l’ordinaire, et le travail en particulier, dans la politique signifie refuser l’alternative moralisatrice : d’un côté les partisans du « En dehors du travail, point de salut » ; de l’autre, ceux du « Défendre le droit au travail, c’est défendre l’aliénation au travail salarié ». Cette alternative nourrit l’image repoussante, forgée par le pouvoir, de chômeurs « assistés » semblables aux ilotes qu’il faut rééduquer au travail, ou bien celle de ceux qui ne peuvent subvenir à leur besoin que par la grâce de l’Entrepreneur. La question du placement [13], et donc d’un droit au travail [14] et au partage du travail que cela implique est une proposition qui semble pertinente pour œuvrer au renversement de la situation d’assujettissement des chômeurs et des précaires, en situation d’obligation pour l’état et les patrons. En ce sens, l’activité salariale peut aussi être conçue comme un espace potentiellement politique.
6. Contre toute inclination au corporatisme, articuler l’inscription à un « « ‰réel populaire »‰ » et l’adresse à n’importe qui.
Le fait que nombre de protagonistes des syndicats de base se soient formés dans l’activisme anarchiste constitue un atout pour éviter que le champ d’action syndicale ne se réduise à l’intériorité de l’entreprise ou à celui d’un corps professionnel. L’une des difficultés de l’action syndicale, le syndicalisme de base n’y fait pas exception, est d’articuler l’inscription à un réel populaire qui est ici l’espace du travail salarié, l’adresse à n’importe qui, et la mise en résonance de la situation localisée avec des motifs universaux. Comment faire, sinon, pour toucher, et pour créer de l’identification avec des personnes extérieures à tel ou tel établissement, à telle ou telle corporation ? C’est seulement dans ces configurations qu’advient la politique en un sens rigoureux. Cela implique de refuser le partage des fonctions entre d’un côté, le syndicat attaché au social, à la défense des intérêts immédiats des salariés, et de l’autre, le parti qui nous permettrait de nous hisser à la politique et à l’universel.
7. Construire l’espace organisationnel, matériel des chômeurs et précaires assurant leur droit à l’existence, favorisant le placement syndical, et la mise en place de coopératives égalitaires et écologiques.
En même temps qu’elle n’a pu faire office de « filet de sécurité », l’absence de salaire socialisé substantiel (type RSA) en Grèce a paradoxalement contribué à ce que des militants radicaux investissent le champ du syndicalisme ouvrier et participent de son renouvellement. Comment l’organisation proprement dite du syndicalisme de base peut-elle résonner en France ? Comparées à la Grèce, nos structures syndicales se veulent contestataires mais demeurent affaiblies. De plus, les revenus socialisés bien qu’insuffisants, permettent à beaucoup de gens de se soustraire régulièrement à l’impératif de devoir « passer sa vie à la gagner ».
Ne devrions-nous pas penser les collectifs de chômeurs comme des espaces de liaison articulant 1. l’affirmation d’un droit à des revenus d’existence pour tous (Sécu, RSA, assurance chômage, mutuelles) ; 2. l’activation de réseaux syndicaux de lutte, lorsque les chômeurs se trouvent dans la nécessité de se salarier, par le placement ; 3. le soutien aux initiatives de travail coopératif égalitaire et écologique ?
Il s’agirait de créer une sorte de boucle organisationnelle entre organisations de chômeurs, organisations de travailleurs et collectifs activistes, où les personnes qui entrent ou sortent du marché du travail ne seraient jamais esseulées face aux institutions et aux patrons. Il apparaît fondamental de tenir ces dimensions : construire des formes exemplaires d’autonomie, refuser d’être les intermittents du travail, corvéables à merci : les variables d’ajustement de la logique d’accumulation.
Face à l’éclatement des espaces productifs, à la pluralité des conditions et à l’intermittence du travail, très analogues en ce sens à la situation des prolétaires du xixe siècle, nous avons un modèle qui a fait la preuve de son efficacité, et qui a été un lieu de rassemblement, d’unification de classe et de politisation : c’est celui des Bourses du travail. Et ce, à travers le rassemblement dans un même espace physique local des différentes organisations syndicales professionnelles, une politique de solidarité financière et de placement des chômeurs, la mise en place de coopératives de production et de diverses mutuelles, lesquelles ont formé les embryons à l’échelle du territoire français d’une société plus égalitaire. Cette expérience doit être méditée et réévaluée à l’aune de la relative singularité de la situation contemporaine - et les tentatives souhaitant s’en inspirer, encouragées.
Thierry G.
Opéraïsme
L’opéraïsme est né de la rencontre entre des ouvriers, des militants, et de jeunes intellectuels, issus des rangs du Parti communiste italien (PCI) et de la gauche du Parti socialiste italien (PSI) ; donnant lieu à une série de revues, notamment Quaderni Rossi et Classe operai. Dans cette lignée, dès 1966, dans un livre majeur, intitulé « « ‰Ouvriers et capital »‰ », Mario Tronti cherche à circonscrire la singularité du conflit de classe ouvrier.
Pour lui, dans le moment de la lutte, les ouvriers ne s’identifient plus comme producteurs"‰ : ils ne cherchent pas à se réapproprier l’outil de travail, ni même le produit du travail. Au contraire, le travailleur se nie comme travailleur, c’est-à-dire que dans l’acte même de la lutte ouvrière, il remet en cause son destin de soumission au capitalisme. Tronti en vient à définir la lutte de classe ouvrière comme refus par l’ouvrier d’être constitué en capital variable. Il s’agit de refuser que la production soit la fin et la société le moyen. En somme, le conflit de classe ouvrier illustre le refus du processus de production capitaliste et, partant, constitue une forme de refus du travail.
Or, jusqu’à un certain point, le capitalisme a besoin de la lutte ouvrière pour se transformer. La lutte de classes est ici entendue comme le moteur paradoxal du développement capitaliste, dans la mesure où c’est la lutte ouvrière qui oblige le capitalisme à se transformer pour contourner le refus du travail, c’est-à-dire l’antagonisme de classe.
Dès lors, il apparaît que la classe ouvrière détient la clé du développement capitaliste, l’initiative et donc la possibilité de briser son développement"‰ : c’est l’autonomie ouvrière.
Cette volonté conduit à récuser toute perspective de développement, fut-il socialiste. Le socialisme lui-même ne peut être érigé comme phase transitoire vers le communisme – celui-ci étant tout entier conçu à même le mouvement réel du conflit de classes.
D’abord cantonné dans les marges du Parti communiste, le courant opéraïste a profondément nourri les luttes du « « ‰Mai-rampant »‰ » italien [15]. Des organisations telles que Potere Operaio, Lotta Continua ou Autonomia Operaia y trouvèrent leur principale source d’inspiration (même si Tronti lui-même réintégra le PCI dès 1971, abandonnant progressivement nombre des thèses qu’il avait défendues dans « « ‰Ouvriers et capital »‰ » et qualifiant son propre ouvrage d’« « ‰œuvre de jeunesse »‰ »). Au-delà des images d’épouvante ou des clichés romantiques, l’histoire critique de l’opéraïsme et de l’autonomie reste à faire. Outre Ouvriers et capital de Mario Tronti, on consultera à ce propos Italie, rouge et noire d’Antonio Negri, À l’assaut du ciel de Steve Wright, Les autoréductions en France et en Italie 1972-1976, L’autre Italie 1968-1974, d’Yves Benot, etc.