Edward P. Thompson est historien, il a écrit relativement peu de livres, et seuls deux d’entre eux ont été traduits en français, dont son oeuvre majeure, La formation de la classe ouvrière anglaise [1].
De cet ouvrage, il ne faut pas seulement dire que c’est sans doute un
des plus beaux livres d’histoire qui ait été écrit ; car c’est aussi l’une des recherches les plus fondamentales pour comprendre le nouage entre la méthode historique et le problème de la constitution d’un sujet politique.
L’ensemble de l’ouvrage présente une approche immanente à la constitution d’une conscience de classe : la première partie (« L’arbre de la liberté ») explore la manière dont se développe en Angleterre une conscience révolutionnaire jacobine, sous l’impulsion de la Révolution Française ; la deuxième partie (« La malédiction d’Adam ») met au jour l’opération de démantèlement de cette conscience par l’offensive capitaliste articulée à la «
révolution industrielle » ; la troisième partie (« Présence de la classe ouvrière ») montre comment la conscience de classe ouvrière émerge peu à peu, à partir de la recomposition d’éléments de la conscience révolutionnaire jacobine dans un monde transformé. Mais qu’entend-on, exactement, par « conscience » ? Et surtout : le terme est-il adéquat pour saisir la réalité subjective dont il tente de rendre compte ?
La conscience en effet(s)
Le problème de Thompson est donc celui de l’existence de cette réalité que l’on désignait alors (le livre a été édité en Grande-Bretagne en 1963) par l’expression « conscience de classe ». Plus précisément, comme le titre l’indique, le problème est celui de la formation (making) de cette réalité, c’est-à-dire celui du processus par lequel quelque chose de tel qu’une conscience politique antagonique est amené au jour. Mais pour comprendre ce que peut signifier « conscience » de classe, il semble qu’il faille au moins
déjà disposer d’un concept de la classe elle-même, qui n’est pas en définitive une réalité plus facile à saisir. Thompson ne fait pas une théorie générale, ni de la « conscience », ni même de la « classe » : il ne fait que donner des indications visant à cerner un « objet » d’analyse, qui précisément est une réalité plus complexe qu’un simple
objet. Le livre s’ouvre sur une définition du concept de classe : « J’entends par classe un phénomène historique, unifiant des événements
disparates et sans lien apparent, tant dans l’objectivité de
l’expérience que dans la conscience » (page 13). Première chose à
retenir d’une définition aussi riche : une classe est un « processus
actif », loin d’être un simple référent stable. C’est pour cette
raison qu’elle ne peut en aucun cas être l’objet d’une quelconque
sociologie.
Dans la postface, écrite en 1969, soit six ans après la première
édition du livre, Thompson répond à de multiples attaques, dont la
plupart se ramènent à cette critique de fond : la construction de
Thompson n’est qu’un récit imaginaire, ne correspondant à aucune
réalité concrète, déterminée. Il est bien évident que les groupes
sociaux évoqués tout au long du livre (artisans, ouvriers à domicile,
travailleurs agricoles) renvoient à des conditions, à des statuts,
très différents, et ne sauraient donc être unifiés sous une même
catégorie. Mais c’est précisément ce qui montre que « une classe
n’est pas une chose : elle advient » (page 771), c’est-à-dire que,
étant un processus, elle ne saurait par définition correspondre à une
quelconque entité fixe, isolable par un regard expert [2]. Une classe n’est pas une catégorie socioprofessionnelle, ni même une réalité institutionnelle ou para-institutionnelle, « matérialisée par la possession d’une carte », c’est-à-dire affiliée à un parti.
La classe est un processus historique, ce qui signifie qu’il est, premièrement,
relationnel : il n’y a aucune raison de considérer la conscience
comme un phénomène qui serait d’abord individuel, et ensuite tourné
vers le collectif, car la conscience au sens où l’entend Thompson est
d’emblée une réalité structurée collectivement (c’est ce que Thompson
résume en écrivant : « La classe est un rapport et non une chose
» [page 14]) ; et, deuxièmement, temporel : c’est un processus qui
est cumulatif, qui se sédimente à travers les expériences multiples,
et qui ne se réduit pas à la diversité de ces expériences [3]. Ce qui entraîne cette conséquence essentielle : il n’y a pas de différence entre la « classe » et la « conscience » de classe : une classe
n’existe comme telle que lorsqu’elle correspond à une expérience partagée, ressaisie comme telle, et dont la ressaisie est la source d’une série d’effets subjectifs [4] (luttes, résistances, « culture », diffusion d’écrits...).
Logiques subjectives
Aujourd’hui, l’expression même de « conscience de classe » semble
condamnée, tombée dans une complète désuétude. Non pas parce qu’il
n’y aurait plus de classes (ça, c’est le nid de couleuvres que l’on
veut partout nous faire avaler) mais parce que la catégorie de «
conscience » ne semble pas avoir survécu à la série de ses multiples
déconstructions. Le concept de conscience définit un « pôle »
subjectif dont le correspondant est le « pôle » objectif de la
réalité ; il est donc indissociable d’une théorie de la
représentation ou du reflet, c’est-à-dire d’une pensée bâtie sur une
série d’oppositions statiques, et par conséquent inféconde pour
penser un processus actif. Les débats évoqués ci-dessus, et les
réponses de Thompson elles-mêmes, semblent donc renvoyer à de vieux
débats, enterrés depuis longtemps. Mais c’est une impression fausse,
car les problèmes ouverts à partir de ces catégories probablement
bancales ont moins été résolus qu’ils n’ont été recouverts et
forclos. Même si Thompson utilise souvent un vocabulaire classique,
son insistance sur le processus, et surtout la manière dont il rend
compte d’un tel processus, reste on ne peut plus valable aujourd’hui,
et d’une façon générale pour comprendre le problème posé par
l’existence d’un sujet politique.
Jacques Rancière a récemment relevé la spécificité du geste de
Thompson qui pose comme acte inaugural de l’histoire qu’il nous
raconte le principe fondateur de la Société de Correspondance
Londonienne (SCL), fondée en 1792, d’inspiration jacobine, et qui
revendiquait notamment le droit pour tous de participer à l’élection
des membres du Parlement. Ce premier principe, signe d’une nouvelle
politique, était simplement énoncé : « Que le nombre de nos adhérents
soit illimité » (cité page 21). Rancière commente ainsi les
implications d’un tel énoncé : « premièrement, un homme compte autant
qu’un autre [...] Deuxièmement, le sujet politique qui se voue à la
vérification de cette proposition porte la marque de l’illimité [...]
Troisièmement, le mode de parole et de liaison qui convient à ce mode
nouveau de subjectivation politique est la correspondance, la pure
adresse à tout autre sans appartenance ni sujétion qui établit la
communauté du présent et de l’absent » [5].
Subjectivation est un terme plus adéquat que celui de « conscience » pour rendre compte de ce procès de constitution d’une disposition rebelle, antagonique. Avant tout, parce que ce terme de subjectivation permet de mettre en évidence le caractère dynamique du processus. Mais aussi plus profondément parce qu’il synthétise mieux la dimension relationnelle-temporelle qui est à l’oeuvre dans la détermination de la « conscience » telle que Thompson la pense. Une subjectivation apparaît comme l’amplification des actes relationnels de fragments du collectif jusque-là disparates : là où il y avait des « individus », ou des groupes d’individus, il y a maintenant un processus dans lequel les relations entre les êtres prennent le dessus, gagnent une consistance qui permet de construire une véritable résistance aux opérations du pouvoir. « Formation » désigne bel et bien la genèse d’un processus qui, au terme d’une série de tensions, de mutations, de déplacements, va se stabiliser, va cristalliser [6].
Il faut alors bien voir que, par une telle approche, ce sont deux
écueils majeurs, relativement à la question du « sujet », qui sont
ainsi évités :
– Dans le marxisme orthodoxe, le sujet n’est que l’effet d’une «
détermination en dernière instance » par les rapports de production
[7] Thompson insiste sur ce point dès la préface : ce schéma est erroné, qui fait mesurer toute action politique à son degré de proximité avec la contestation directe du rapport économique en tant que tel, de sorte que certaines luttes peuvent être déclarées sans pertinence, parce que trop éloignées de ce qui soi-disant structure l’ensemble du système. Thompson revient sur ce point à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage, sur des exemples concrets, et notamment pour contester la critique marxienne du combat pour la liberté de la presse, où Marx lui-même, après ses jeunes années, voyait le combat bourgeois par excellence. Un tel combat a engagé la
définition de ce que Thompson appelle la culture ouvrière, qui n’est certes pas un simple effet « superstructurel » ; mais aussi, précise Thompson, la réalité de l’engagement des ouvriers se mesurait à ceci que, « à la revendication de liberté de pensée et d’expression [s’ajoutait] leur propre exigence de pouvoir diffuser sans entrave et au meilleur marché possible les produits de cette pensée » (page 660).
– Dans la conception héritée de la philosophie institutionnelle vaguement kantienne qui fait à nouveau fureur aujourd’hui, le sujet est appréhendé à partir des catégories vagues du libre-arbitre et de l’autodétermination de l’individu. Nombreux sont les marxistes, surtout français, qui ne se sont jamais départis des rudiments de philosophie scolaire qu’ils ont ingurgités à un moment de leur carrière. Ces rudiments leur étant inévitablement restés en travers de la gorge, ils peuvent régulièrement les recracher pour combler les
manques d’une théorie déficiente, et croire ainsi « compléter » Marx.
La subjectivation envisagée de l’intérieur par Thompson est politique, c’est-à-dire qu’elle ne sépare jamais l’individuel et le collectif : elle ne peut donc en aucun cas se laisser appréhender à partir du libre-arbitre. Par ailleurs, elle a en tant que phénomène subjectif une réalité tout aussi intangible que ce qui relève de l’« objectivité » ; elle n’est donc pas un épiphénomène de la réalité des rapports de production ou du développement des forces productives.
Mais inversement, si elle n’est pas un tel épiphénomène, c’est aussi parce qu’elle produit de la réalité. La définition du concept de classe donnée au départ précise ce point : la classe est une série d’effets dans l’ordre du subjectif comme dans l’ordre des rapports sociaux effectifs. On pourrait dire : les effets d’une subjectivation ne se révèlent pas seulement dans l’élément « purement » subjectif (en quoi on en resterait d’ailleurs à une théorie de la conscience)
précisément parce qu’un tel élément n’existe pas. Cela tient, encore une fois, au caractère relationnel qui est donné à la subjectivation.
Dans la description de Thompson, c’est en même temps que se constitue
la « conscience ouvrière » et qu’une série de mesures institutionnelles (soit répressives, soit conciliantes) traduit la nécessité de la prendre « objectivement » en compte. Car la dite « conscience ouvrière » n’est pas une représentation enfermée dans un crâne, mais un ensemble de relations, d’expériences partagées, d’idéaux exprimés et mis en commun. Une subjectivation doit être envisagée dans sa matérialité, ses discontinuités et ses seuils. Elle est le seul angle de vue à partir duquel se laisse concevoir une histoire de la liberté. Thompson ne cherche pas à répondre à une question posée en fonction du schème de la causalité, c’est-à-dire à répondre à des questions du type : quelle est la véritable cause des transformations du système ? etc. Ce que le travail de Thompson apporte, c’est la possibilité de considérer la réalité du subjectif dans l’histoire, et de donner à comprendre l’existence d’un sujet qui, faisant l’épreuve de lui-même, fait en même temps l’histoire de la liberté. C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre : « La classe
se définit par des hommes vivant leur propre histoire » (page 15).
Matérialités du subjectif
Thompson ne propose pas, avons-nous dit, une théorie générale du sujet, c’est-à-dire plus précisément qu’il refuse une approche formelle, qui en dégagerait des traits de constitution, applicables à toute émergence du même type. Car ne retenir que ces traits formels, abstraction faite de l’épaisseur matérielle dans laquelle ils passent, c’est plaquer un schéma « hylémorphique » sur un processus où il est en réalité impossible de distinguer une forme (morphè) et une matière (hylè) ; c’est donc s’interdire de comprendre à travers quoi une subjectivation se constitue, et de comprendre qu’elle est
indissociable de ce qu’elle traverse. Une subjectivation advient dans la trame des rapports de pouvoir, au coeur des rapports d’exploitation et de domination ; mais aussi : elle advient par des stratégies de riposte, des offensives, des moments de recomposition.
Processus complexes, dont on ne peut donner une caractérisation formelle qui serait « en droit » séparable de leur effectivité concrète. C’est donc à chaque fois au sein de tels processus concrets, et nulle part ailleurs, que l’on peut déterminer un procès de subjectivation collective. À ce refus de tout formalisme, plusieurs conséquences essentielles :
– Le livre de Thompson est largement consacré à ce que les historiens
désignent sous le nom de « révolution industrielle ». L’histoire
classique, y compris marxiste, voit dans la résistance aux machines
un repli archaïsant sur le métier, hostile au « progrès »
technologique. De la résistance des tondeurs ou des tricoteurs sur
métier à l’introduction des métiers à tondre ou des laineuses
mécaniques, jusqu’à la violence des mouvements luddistes, Thompson
montre (en s’appuyant notamment sur le caractère sélectif de la
destruction des machines) que l’image véhiculée par l’historiographie
classique est intégralement fausse. Ce n’est pas en effet contre le «
progrès » comme tel que s’élèvent les résistances, mais contre une
stratégie politique délibérée, parfaitement identifiée par les
ouvriers : stratégie de déqualification et de mise au travail
généralisée, faisant corps avec le nouveau « système industriel
» (cf. en particulier pages 495-497). De sorte que la « résistance
aux machines » est en réalité un violent refus du travail, car « ce
n’est ni la pauvreté ni la maladie, mais le travail lui-même qui
jette l’ombre la plus noire sur les années de la révolution
industrielle » (page 402). La démarche de Thompson permet ici de
renouveler l’abord d’un phénomène essentiel supposé connu.
– Les magnifiques pages consacrées au mouvement luddite montrent le
souci de Thompson de prendre en considération les mouvements radicaux
et même clandestins (on dirait aujourd’hui : « terroristes ») comme
composantes réelles de la subjectivation, en allant directement à
l’encontre des historiens académiques soucieux de la respectabilité
du mouvement ouvrier. Sans doute aujourd’hui, après une période de
refoulement de la violence qui a été centrale dans les grands
mouvements politiques des années soixante-dix, une telle approche est-
elle salutaire. Elle ouvre notamment la possibilité pour les
mouvements politiques de ne pas reprendre à leur compte la
distinction policière entre « légalistes » et « illégalistes », ni
même d’assumer l’imposition de limites infranchissables aux pratiques
dites « illégales ». Mais c’est d’une façon très générale que, tout
au long de son livre, Thompson insiste sur les événements et les
personnes laissés dans l’ombre ou réduits à des caricatures obscures
(du type : luddites = subversifs frustes et archaïques). Il ne fait
pas cela pour opposer la « masse anonyme » aux grandes figures
célèbres, ni la « longue durée » à l’éclat des grands événements.
Simplement, s’il est nécessaire de faire se côtoyer Lord Byron et une
« armée de justiciers » clandestine, c’est parce qu’ils sont tous, au
même titre, des composantes d’un processus. L’Histoire, tout au moins
celle qui intéresse Thompson, ne se fait ni « par le haut » ni « par
le bas » : plutôt dans une certaine tension dissymétrique. C’est
pourquoi ce livre est aussi un lieu de souvenir, où l’on apprend que
le luddite John Booth (page 507) ou la féministe Mrs Wright (pages
658-659) ont existé.
– Enfin, si la subjectivation n’est pas en dehors des rapports de
pouvoir, des stratégies locales concrètes, des processus
d’exploitation et de domination, elle ne doit pas pour autant être
comprise comme un phénomène d’intériorisation du négatif, ainsi que
le voudrait l’interprétation dialectique classique. Dans ce schéma,
la négativité du rapport de classe tout d’abord non-conscient
(exploitation) doit être « intériorisée », c’est-à-dire représentée,
sous la forme de la nécessité du conflit. Nous sommes là encore dans
un schéma indéniablement pauvre, parce qu’empêtré dans un formalisme
logique, même si en l’occurrence il s’agit de la logique hégélienne
[8]. La subjectivation peut bien être comprise, ainsi que le dit
Foucault, comme un phénomène d’autoconstitution, au sens où
l’autoconstitution peut être aussi bien active que passive. C’est
exactement ce que suggère Thompson lorsqu’il écrit : « La classe
ouvrière se crée elle-même tout autant qu’on la crée » (page 174).
Les processus d’exploitation ou de domination ne sont donc pas le
négatif à intérioriser, mais plutôt la dimension passive d’un
processus qui, envisagé de façon intrinsèque, n’en demeure pas moins
toujours d’autoconstitution. La dimension proprement active de ce
processus étant en l’occurrence l’initiative de la classe ouvrière
pour détourner les stratégies du pouvoir et passer à l’attaque.
Vérité et partialité
La scientificité, a-t-on appris, est synonyme d’objectivité et donc
suppose, de la part du chercheur, une totale neutralité. Si la
science historique mérite son nom, ce n’est semble t-il que dans la
mesure où elle parvient à administrer la preuve de son objectivité et
de la neutralité du chercheur. Malheureusement pour elle, il y a
longtemps que les historiens ont pris acte de ceci que la partialité,
en histoire, était inévacuable. Seulement, au moins depuis l’école
des Annales, nombreux sont ceux qui ont cru pouvoir cantonner cette
partialité à la seule « problématisation » : l’historien ne serait
partial que dans la mesure où, pour aborder le vaste champ des
matériaux historiques, il est contraint de définir un problème qui
soit comme un angle d’attaque indispensable pour rendre son analyse
intelligible. Thompson, même s’il prend acte lui aussi d’une telle
évidence, ne s’en tient pourtant pas là en ce qui concerne la
partialité. Le point de vue qui fonde son analyse est résolument
militant. Lorsqu’il épingle la cécité des historiens académiques sur
des mouvements tels que le luddisme, c’est en raison de sa
compréhension interne des processus militants. Si les historiens
diminuent l’importance du luddisme ou du complot du colonel Despard
(cf. pages 434-436), c’est parce que dans ces cas, les processus
historiques se placent au point où la méthode historique est en
défaut. Celle-ci, en effet, repose sur l’existence de documents, et
c’est de là qu’elle tire une légitimité, si ce n’est scientifique, du
moins scientiste.
Mais que se passe-t-il pour les mouvements qui
n’ont précisément pu se constituer qu’à la condition de faire
disparaître toute trace écrite, c’est-à-dire les mouvements
clandestins ? De ceux-ci, les historiens concluent toujours qu’ils
sont « surestimés », parce qu’il y a peu de documents qui attestent
leur existence... et pour cause. Thompson inverse donc tout simplement
le point de vue, et redéfinit l’acte propre de l’historien dans de
tels cas, qui consiste alors à organiser l’absence d’archives. Ainsi,
Thompson donne beaucoup à la « science historique », en donnant
beaucoup à la militance, et inversement. Ce que peut une discipline,
en quittant les postulats académiques, pour révéler un moment
historique, est proportionnel à l’engagement de celui qui est attaché
à révéler ce moment. Peut-être l’un des intérêts essentiels du
travail de Marx aura été d’établir clairement que vérité et
partialité, loin d’être exclusives, sont au contraire étroitement
solidaires. La partialité est la condition d’une compréhension
augmentée du monde dans lequel nous vivons, plutôt qu’elle ne serait
un obstacle à l’intelligibilité de ce monde. Plus précisément, ce que
Marx a cherché à établir, dès les écrits de jeunesse, c’est la
corrélation entre la vérité et le point de vue subjectif. Que la
subjectivité prolétarienne, à laquelle se référait Marx, ne puisse
plus être invoquée telle quelle aujourd’hui ne change rien au fond du
problème. Malgré toutes les réserves qu’émet Thompson à l’encontre de
la pensée marxiste, il conserve néanmoins cette dimension d’une
approche résolument partiale, intra-subjective. C’est par là que la
pensée de Marx se soustrait au scientisme, et s’avère donc infiniment
plus rigoureuse que n’importe quelle pseudo-scientificité, dont ne
s’est, il est vrai, pas toujours départi Marx lui-même.
Dans
l’analyse de la subjectivation politique telle que la développe
Thompson, il s’agit d’être interne à une réalité processuelle, de
dégager toutes les phases et toutes les scansions de ce processus,
dont l’historien lui-même n’est, au moins partiellement, que l’un des
éléments. Autrement dit, dans la méthode de Thompson, l’historien
n’est tel que d’assumer jusqu’au bout d’être partie prenante de ce
qu’il décrit. En aucun cas il ne peut y avoir mise à l’écart des «
convictions » pour aborder « objectivement » le phénomène à
analyser : non parce que ce ne serait pas possible, mais parce que ce
serait là un déficit pour la connaissance elle-même, loin de pouvoir
en être une condition nécessaire. Mais notre époque pédante continue
d’opposer militance et connaissance, « engagement » et pensée
rigoureuse, etc. selon un schéma de la séparation des « facultés »
qui morcelle l’agir et la pensée.
Bernard Aspe
Revue Alice, no 2, 1999