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Le refus du travail - La horde d’or, Italie 1968-1977

Publié, le vendredi 30 mai 2014 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : dimanche 26 mai 2019


Cet extrait de La horde d’or, la grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, Italie 1968-1977 [1] a été publié ici à un moment où, une fois de plus, on prétendait nous mobiliser pour la compétitivité de l’économie, le succès de l’entreprise France (cf. le « pacte de responsabilité », et la convention anti-chômeurs qui en découlait...). Il semblait utile de rappeler que la glorification du travail et de l’économie n’a rien d’une évidence, de rappeler l’existence de ce « point de vue ouvrier » qui refuse égoïstement l’« intérêt général » capitaliste.

Le refus du travail

L’expression « refus du travail » renvoie à deux significations distinctes, deux orientations théoriques et pratiques sur lesquelles nous devons à présent nous attarder.

Le refus du travail c’est à la fois :

a) une grille d’interprétation portant sur l’ensemble du processus qui voit s’affronter les luttes ouvrières et le développement capitaliste, l’insubordination et la restructuration technologique ;

b) une conscience diffuse assortie d’un comportement social antiproductif, qui participe de la défense de la liberté et du bien-être de chacun. Cette conscience devient peu à peu prégnante et c’est elle qui, dans les faits, a constitué jusqu’au milieu des années 1970 la base intangible de la résistance ouvrière face aux tentatives de restructuration capitaliste.

Examinons à présent de manière plus analytique le sens de ces deux perspectives en fonction desquelles l’expression « refus du travail » peut être entendue. Le refus du travail, c’est avant tout une forme de comportement immédiat : celui de ces prolétaires jetés dans le circuit de la production industrielle avancée sans avoir subi la longue et déformante réduction perceptive, existentielle et psychologique qui accompagne l’histoire de la modernisation industrielle, et qui se rebellent presque instinctivement.

Un Piémontais élevé dans le culte des valeurs de l’industrialisme, habitué depuis l’enfance à considérer le travail à la FIAT comme un destin familial, pouvait peut-être supporter l’intensification perpétuelle de l’exploitation qui avait caractérisé les années de boom de la production automobile. Mais pour un Calabrais qui avait grandi au soleil au bord de la mer, cette vie de merde était immédiatement insupportable. C’est naturellement la perception du Calabrais qui était la plus juste : parce qu’elle lui donnait la possibilité de s’émanciper de cet abrutissement. Dans cette perspective, le refus du travail est à la fois une réaction immédiate et l’expression de la conscience subtile et clairvoyante de ceux qui affirment : non seulement cet esclavage est inhumain pour les ouvriers mais il est aussi inutile pour la société.

Cela nous amène à l’autre dimension du refus du travail, à l’horizon du refus du travail comme modèle permettant d’interpréter les dynamiques sociales et les transformations historiques. Toute l’histoire du progrès scientifique, technologique et productif peut être lue comme l’histoire d’un refus, le refus des hommes de consacrer leurs efforts, leur attention, leur habileté et leur créativité à la reproduction matérielle. Ce refus a produit la division en classes (certains refusent le travail et font travailler les autres à leur place, en les réduisant à l’esclavage). Mais le principe du refus du travail, pour peu qu’il soit aux mains de l’intelligence sociale collective, pourrait aussi à l’inverse autoriser un usage de la technique et des machines à même de libérer les hommes de l’esclavage du travail salarié.

Au début des années 1970, la réflexion sur la technique, sur son usage en tant qu’il est déterminé par le profit à des fins de contrôle politique ou d’agression militaire, devient centrale dans le débat politique et philosophique. Il s’agit en somme d’une réflexion sur la structure du savoir scientifique, qui s’articule à la problématique du saut technologique et à celle de la composition de classe, deux expressions fondamentalement nouvelles dans la pensée révolutionnaire et dans l’aire du marxisme.

La notion de composition de classe visait à faire apparaître les formes sociales, politiques et organisationnelles au moyen desquelles le prolétariat construit son identité subjective, sa conscience propre, en fonction de la structure du système productif, du rapport entre le travail vivant et le travail mort, des conditions technologiques et de l’organisation du processus de travail. En substance, par l’expression composition de classe, on référait à l’élaboration subjective et consciente des conditions objectives du rapport de production.

Dans une certaine mesure, la notion de composition de classe s’enracine philosophiquement dans la pensée de la gauche marxiste des années 1920, et en particulier dans la notion lukàcsienne d’« ontogenèse de la conscience sociale » [2]. Comment se constitue la conscience sociale ? Quels sont les processus par lesquels une masse de personnes atomisées, séparées, individualisées, aussi bien dans le processus de production que par leur condition économique et sociale, réussit à se transformer en un mouvement actif, à produire un point de vue politique commun, à élaborer des modes de comportements et des horizons de pensée dont ils partagent l’essentiel, tout en respectant les différences de sensibilité et de formation de chacun ?

Comment survient ce miracle par lequel la force de travail se transforme en classe ouvrière, la discipline en rébellion organisée, la séparation des champs sociaux en mouvement révolutionnaire, en vague irrépressible capable de submerger et d’emporter l’état présent des choses ?

On avait cherché une réponse à ces questions en formulant la notion de « recomposition de classe », à partir des conditions technologiques déterminées du processus de travail. Mais si la notion de composition de classe est la subjectivation consciente et organisée des comportements collectifs d’une communauté prise dans le processus de travail massifié, cela implique une analyse approfondie du système technologique, c’est-à-dire du rapport entre les technologies et l’activité sociale productive, l’activité consciente, l’attention, la perception, la mémoire, l’imagination.

Comment se fait-t-il, par exemple, qu’à certaines conditions technologiques et organisationnelles du processus productif correspondent tel ou tel type de conscience et d’organisation politiques, d’idéologie et d’imaginaire social ? Comment se fait-il que la structure productive des premières décennies du siècle ait donné lieu à des modèles d’organisation de type conseilliste ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre le processus de recomposition de classe à partir des conditions matérielles de l’usine mécanique pré-tayloriste ; il faut comprendre les caractéristiques du travail individualisé et qualifié de l’ouvrier professionnel. Il faut comprendre les types de sociabilité qui peuvent se nouer dans l’usine des années 1920, une usine dans laquelle les ouvriers disposaient d’un espace de sociabilité et d’autonomie productive, où le rapport homme-machine était individualisé et relativement personnalisé, où l’habileté faisait la différence.

Alors, on comprendra également pourquoi les ouvriers de cette période revendiquaient avec fierté leur fonction productive, pourquoi ils revendiquaient le droit de gérer, de contrôler et d’organiser le travail, de déterminer sa valeur sociale et son utilité. Mais dans les grandes usines des années 1960, plus rien de tout cela n’existe. Le taylorisme et l’introduction des techniques automatisées, la chaîne de montage, la standardisation des rythmes et des cadences de travail, tout cela a fait de l’usine un lieu absolument asocial. Les communications entre les travailleurs y sont presque impossibles à cause de la distance, du bruit, de la séparation physique ; le poste de travail est dépersonnalisé, son organisation, despotique et répétitive, est conçue pour imposer rythmes, mouvements, gestes et réactions à un opérateur toujours moins humain, toujours plus mécanique.

La recomposition de classe des ouvriers des chaînes de montage part précisément de cette déshumanisation. La révolte de l’ouvrier-masse est la révolte de l’homme mécanisé qui prend à la lettre sa propre mécanisation et affirme : s’il faut que je sois totalement déshumanisé, si je ne dois avoir ni âme, ni pensée, ni individualité, alors je le serai jusqu’au bout, résolument, de manière illimitée, sans la moindre réserve. Je ne participerai plus intellectuellement au processus de travail. Je serai étranger, froid, indifférent. Je serai brutal, violent, inhumain, comme le patron a voulu que je sois. Je le serai au point de ne plus concéder une once de mon intelligence, de ma disponibilité et de mon intuition, au travail, à la production.

Ce que les philosophes avaient décrit comme une aliénation subie par l’ouvrier se transforme alors en extranéité délibérée, organisée, intentionnelle, créative. Une extranéité qui voulait dire : pas un gramme d’humanité à la production. Toute l’humanité à la lutte. Aucune communication, aucune sociabilité pour la production. Toute la communication, toute la sociabilité pour le mouvement. Aucune disponibilité pour la discipline. Toute la disponibilité pour la libération collective. Recomposition de classe signifiait donc simplement et logiquement : sabotage, blocage, destruction des marchandises et des infrastructures, violence contre les contrôleurs des cadences esclavagistes.

L’intelligence ouvrière se refusait à être une intelligence productive ; elle s’exprima complètement dans le sabotage, dans la construction d’espaces de liberté antiproductive. La vie commença à refleurir précisément là où elle avait été le plus radicalement niée, là où elle avait disparu : entre les chaînes de montage, dans les ateliers, dans les chiottes où les jeunes prolétaires avaient commencé à fumer des joints, à faire l’amour, à attendre les chefs d’ateliers salopards pour leur lancer des boulons à la tête. L’usine était conçue comme un lager inhumain, elle commença à devenir un lieu d’études, de discussion, de liberté et d’amour. C’était cela le refus du travail. C’était cela, la recomposition de classe.

Aux questions de la recomposition et du refus du travail s’ajoute, comme on l’a dit, la problématique de la restructuration productive et du saut technologique. Que signifie « restructuration » ? Cela veut dire la réorganisation d’un système, la reprise en main de sa fonctionnalité et de ses performances, aux fins de répondre à des facteurs de trouble (internes ou externes au système) qui en ont brouillé, altéré ou complètement bouleversé le fonctionnement et la structure.

À la fin des années 1960, les luttes ouvrières avaient complètement bouleversé le système disciplinaire de l’usine sociale et le système économique du profit. Durant la même période, au beau milieu de ce tremblement de terre, le grand patronat et les économistes, c’est-à-dire le cerveau organisationnel du capital, cherchaient à réactiver certaines des fonctions fondamentales de la reproduction capitaliste. Il fallait avant tout relancer la productivité – sévèrement mise en crise par l’insubordination et l’absentéisme – et rétablir la discipline – sévèrement mise en crise par la solidarité ouvrière, l’égalitarisme et le climat antiautoritaire. Mais pour cela, le cerveau capitaliste savait parfaitement qu’il ne pouvait espérer recourir à la force brutale, sous peine de s’exposer à une riposte déterminée et précise, à la hauteur de l’attaque. C’est ce qui s’était passé corso Traiano, c’est ce qui s’était passé via Larga, c’est ce qui était en train de se passer sur des centaines de piquets de grève et au cours de manifestations dures dans toutes les villes d’Italie.

Il fallait donc engager une restructuration de grande ampleur, qui soit en mesure de réduire substantiellement le poids quantitatif de la force de travail dans la production (c’est-à-dire de modifier la composition organique du capital en amplifiant le recours aux machines et aux technologies de labor saving) afin de réduire le poids qualitatif de la classe ouvrière consciente. L’intelligence planificatrice du capitalisme international (et notamment du capitalisme italien) s’attela résolument à ce projet durant toute la première moitié des années 1970. Et, de fait, les premiers résultats de cette offensive et de cette restructuration commencèrent à se faire sentir au milieu de la décennie, pour se manifester de manière explosive dans sa seconde moitié et pendant toutes les années 1980 – mais c’est une autre histoire.

En attendant, en 1969, on commençait à entrevoir le cadre dans lequel ce processus allait se développer. On commençait à parler de saut technologique, on commençait à envisager la possibilité d’une transformation post-industrielle de la société tout entière, et de la production. Le capital devait faire fond sur le refus du travail, il fallait, par l’automation, transformer le refus ouvrier en un placement avisé. La pensée révolutionnaire commença à réfléchir sur ces questions, formula la notion de saut technologique et se mit à fourbir un arsenal conceptuel à même de faire front.

La catégorie de saut technologique est l’une des obsessions fécondes qui collent au courant « opéraïste » révolutionnaire pendant les années 1968-69 [3]. « L’échéance c’est le capital lui-même qui nous l’offre. La préparation du saut technologique, dans la mesure où elle investit la réalité de classe dans toutes ses dimensions, ne peut pas ne pas représenter pour nous les conditions évidentes d’un conflit généralisé. Le progrès technologique, qui est pure violence des patrons et de leur État, n’est pas et ne peut pas être un élément sur lequel nous pouvons négocier. Sur cette base, il nous faut anticiper la rupture, pour vaincre le patron et construire l’unité, pour consolider et relancer notre organisation politique [4]. » Organisation politique contre saut technologique. Mais que signifiait le « saut technologique » dans l’imaginaire et dans les prévisions des révolutionnaires et des avant-gardes ouvrières ? Et pourquoi fallait-il s’y opposer comme au pire des ennemis ?

En réalité, c’est ici que s’origine une disjonction qui se manifestera au plan aussi bien théorique que pratique dans les mouvements ouvriers des années 1980, de manière surtout inconsciente. C’est ici que s’enracine l’ambivalence irrésolue dont témoigneront ces mouvements à l’égard de l’innovation capitaliste, de la révolution technologique et symbolique permanente que le capital introduit dans la société, en en manipulant sans cesse les contours et les identités, en décomposant les formes organisées, en bouleversant les identités sociales et politiques.

Le refus du travail peut alors être compris comme un ressort fondamental du développement capitaliste. Sans les luttes ouvrières, sans la soustraction ouvrière à l’exploitation, sans le sabotage, sans l’absentéisme, pas de développement. Le développement, c’est avant tout le pillage de l’innovation ouvrière, la capture capitaliste de l’inventivité de l’ouvrier qui pour fumer tranquillement une cigarette trouve le moyen de se débarrasser de sa tâche plus rapidement. L’innovation technologique est avant tout une invention patronale qui vise à éliminer un maillon du travail vivant, un opérateur, une section entière, une fonction. En somme, l’innovation technologique est la forme qui permet d’économiser le travail, c’est la réponse patronale au refus du travail. Mais alors, la restructuration, l’innovation, le saut technologique doivent-ils être considérés comme des ennemis ? N’y aurait-il pas là les prémisses de la liberté, les conditions permettant de réduire la subordination de la vie au travail ? La question est à prendre dans toute sa complexité. Dans les faits, quand le patron transforme un atelier ou automatise un segment de travail, son intention est de massifier le profit global, d’éliminer des poches d’insubordination, de permettre un contrôle mécanique plus étroit sur le travail humain. L’usage capitaliste de la technologie peut se résumer ainsi : soumettre la structure de la machine, de l’outil de travail, mais soumettre aussi la structure cognitive et scientifique nécessaire à la production de cette machine ; la soumettre à une finalité de contrôle, imposer une soumission toujours plus parfaite, toujours plus totale, toujours plus étouffante. L’usage capitaliste de la technologie – la restructuration entendue comme révolution capitaliste de l’outil de travail et du système technologique – pénètre les structures, la forme et la fonction des objets, et imprègne indirectement les esprits, les relations sociales, le monde productif.

La pensée et la pratique opéraïstes révolutionnaires se retrouve bien vite devant une contradiction, dont elle restera dans une certaine mesure prisonnière. L’intense révolution technologique qui se déploie au cours des années 1970 et qui parvient à maturité à la fin de la décennie avec le début des vagues de licenciements de masse, est la cause de la crise de l’autonomie ouvrière. Mais en réalité, elle est tout autant la cause de la dissolution tendancielle de la classe ouvrière d’usine, et de l’industrie comme système de production prédominant. La restructuration, l’innovation technologique sont la réponse au refus du travail, mais elles en sont aussi l’accomplissement. En effet, à travers la restructuration, l’objectif ouvrier de réduction du travail nécessaire se réalise, mais les conditions sociales et politiques dans lesquelles se produit ce déplacement sont dominées par l’intérêt capitaliste, orienté vers la domination et le profit, et non vers l’utilité sociale.

Ainsi, la restructuration aura pour effet une exploitation et une dépendance accrues, et une division politiquement ruineuse entre salariés et chômeurs. On peut déjà le constater au cours des années 1970, dans la mesure où le mouvement révolutionnaire ne parvient pas au bout de son programme de direction ouvrière, où il échoue à le faire porter sur la totalité du processus de transformation productive. Car sur ce point, la médiation syndicale et l’extrémisme auront beau s’affronter, on n’aboutira ni à la réduction généralisée du temps de travail ni la redistribution sociale du temps de travail nécessaire – c’est-à-dire en somme au pouvoir ouvrier sur les conditions de la transition post-industrielle, sur les conditions de la désindustrialisation et de la transformation générale de la production.



Notes :

[1L’Orda d’oro retrace un pan de l’histoire italienne récente. Livre documentaire si l’on veut, c’est aussi un livre d’histoires, une boîte à outils, une auto-enquête, un recueil de chansons, une collection de tracts, un récit nombreux, un livre partisan, une rare trace du foisonnement théorique, culturel et langagier, de la grande inventivité sociale qui caractérisèrent cette période en Italie. Un autre extrait : L’autonomie, les autonomies - La horde d’or, la grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, Italie 1968-1977

[3Voir l’article Opéraïsme publié dans le Dictionnaire critique du marxisme et, l’introduction d’Ouvriers et Capital, de Mario Tronti

[4La Classe, 24 mai 1969.

Lutte contre le travail - Mario Tronti

Deux textes sur le salaire, Nanni Ballestrini, Paolo Virno

La horde d’or - Italie 1968-1977
Entretien avec Nanni Balestrini et Sergio Bianchi

Une recension de La horde d’or : Mai 68 dans le primes transalpin

Le texte du livre est disponible en ligne

La publication de cet extrait de L’orda d’oro participe de la mise à disposition de ressources documentaires et critiques à laquelle l’université ouverte veut contribuer.
Pour se faire une idée plus précise de l’université ouverte, on lira ce compte rendu de l’une des premières séances. Il y est question, à nouveaux frais, du travail comme forme non seulement de l’exploitation mais aussi du contrôle capitaliste, à l’échelle non pas de l’entreprise, mais de la société, bref, de notre actualité la plus brûlante, si l’on considère les « réformes » des droits des chômeurs, intermittents, intérimaires et autres précaires :

Nous avons lu le néolibéralisme ou Foucault chez les patrons - Université ouverte



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