Membre depuis 2003 de la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France (CIP-IDF), Jeanne revient sur les enjeux du conflit actuel et la nécessité d’un nouveau modèle de protection sociale pour l’ensemble des salariés précaires.
Regards. Le gouvernement avait assuré avoir « sauvé » le régime des intermittents avec la nouvelle convention. Sur quels points essentiels contestez-vous ce satisfecit ?
Jeanne. On ne le conteste pas : nous ne voulons pas être sauvés. L’argument du sauvetage – des annexes du régime comme de l’indemnisation du chômage en général – n’est pas nouveau. Il est très employé par les syndicats signataires et l’État, et consiste à dire que si l’on ne fait pas de concessions d’importance, il n’y aura plus rien. C’est une forme de chantage que l’on a connue en 2003, et qui a consisté à en finir avec le système mutualisé d’indemnisation du chômage dans les métiers du spectacle, à le vider de sa substance et à réduire drastiquement le nombre de ses bénéficiaires. La question est : à quel prix ce sauvetage ? C’est avant tout la gestion paritaire de l’assurance chômage que ses protagonistes se félicitent de sauver. Les annexes VIII et X ne sont pas sorties sauves de la restructuration de 2003...
R : Pourquoi êtes-vous opposés à la prise en charge par l’État de l’extension du différé d’indemnisation, qui peut paraître une mesure de préservation ?
J : Parce que ce n’est pas une mesure structurelle. D’abord, cette mesure-tampon n’est pas pérenne, et elle est très insuffisante par rapport à la destruction des droits des intermittents opérée depuis 2003. Ensuite, elle ne résout en rien les problèmes de l’ensemble de cette convention d’assurance chômage, ni pour l’annexe IV qui concerne les intérimaires [1], ni pour le régime général qui, lui, est mis à mal depuis bien plus longtemps [2]. Enfin, le risque est que s’impose la solution préconisée notamment par la CFDT, consistant à sortir l’intermittence de la solidarité interprofessionnelle, au travers de la création d’une caisse professionnelle. Nous y sommes résolument opposés, et demandons un retour à la table des négociations ainsi qu’une remise à plat du système de l’assurance chômage.
R : Justement, les mesures annoncées le 20 juin laissent-elles la porte ouverte à cette remise à plat, ou bien ne peuvent-elles qu’accompagner la réforme ? [3].
J : Le problème est qu’elles ne remettent pas en cause le système de décision, le paritarisme, où cinq confédérations syndicales et trois organisations patronales nommées par décret décident de l’ensemble de la protection sociale. Elles ne sont jamais remis en cause et représentent très peu de salariés. Elles ont travaillé sur la feuille de route du Medef, dans les locaux du Medef et sur son initiative. Lors de la dernière négociation, d’après la CGT, il y a eu onze heures de discussions de couloir, et un quart d’heure autour de la table avant de signer le protocole [4]. Cela pose un problème de démocratie : qu’est-ce qui justifie que cinq confédérations syndicales et trois organisations patronales désignées ad vitam aeternam soient habilités à décider du sort social de millions de salariés qu’elles ne représentent plus ?
R : Le cycle de discussion annoncé par le gouvernement intégrera cependant les autres organisations et mouvements, comme la Coordination des intermittents et précaires ou les entreprises du spectacle et d’autres syndicats comme Sud ou Solidaires...
J : Il y a déjà eu énormément de consultations de ce genre, et nous y avons souvent participé, mais ce ne sont pas des négociations Unedic. Le gouvernement veut préserver ce qu’il appelle le « dialogue social », c’est-à-dire voir les partenaires sociaux en titre se mettre autour de la table pour signer un texte proposé par le Medef... Les concertations libres et ouvertes sur les annexes VIII et X n’empêchent pas le paritarisme de continuer à fonctionner de la sorte – sachant que nous ne souhaitons pas non plus que ces annexes soient abordées indépendamment de la convention d’assurance chômage, qui pose de nombreux problèmes pour tous les salariés et en particulier pour les intérimaires. Que signifie l’ouverture d’une grande consultation alors que le nouveau protocole s’applique depuis le 1er juillet ? Ces braves gens nous disent, dès que l’on fait grève, « On ne discute pas avec un pistolet sur la tempe », « Ne mettez pas les festivals en danger », mais en attendant, le protocole s’applique... Cette concertation n’est pas une renégociation de l’assurance chômage. Il faut de nouvelles modalités de décision, associant les premiers concernés (salariés et chômeurs) et non de consultation.
R : Est-ce que l’ambition affichée par Aurélie Filippetti de « construire ensemble (...) un régime d’assurance chômage des intermittents juste, efficace et pérenne, qui ne soit plus remis en cause à l’occasion de chaque renégociation interprofessionnelle » n’esquisse pas la possibilité d’une refonte plus profonde ?
J : Cela esquisse surtout le scénario d’une caisse professionnelle. Le fait même que ce soit elle qui s’exprime, et non François Rebsamen ou Manuel Valls est significatif, puisqu’en théorie, la ministre de la Culture n’a pas de rôle décisionnaire dans ces dossiers qui relèvent du Travail et de Matignon. Dire que les accords échapperaient à toute renégociation interprofessionnelle est plutôt de nature à nous inquiéter. S’il s’agit de faire une réserve d’Indiens, un enclos plus ou moins protégé, financé avec les budgets de la publicité à la télévision, nous ne sommes pas preneurs. Les intermittents du spectacle sont des salariés, et des salariés n’ont pas besoin d’une caisse professionnelle, mais de la solidarité interprofessionnelle.
R : Défendez-vous une évolution du système actuel ou bien la mise en œuvre d’un nouveau modèle ?
Nous ne pouvons absolument pas défendre le modèle actuel, qui est un désastre issu du protocole de 2003, qui a constitué un changement politique profond. À l’époque, nous avions élaboré un système d’ « indemnisation des salariés à l’emploi discontinu et aux rémunérations variables », à la fois mutualisé et redistributif, dont le premier principe était celui du retour au système mutualiste de la date anniversaire, auquel avait été substitué en 2003 un système par capitalisation qui éjecte les plus fragiles et favorise ceux qui travaillent le plus régulièrement et ont les salaires les plus élevés. Le deuxième principe est que les indemnités soient encadrées par un plancher, qui ne peut être inférieur au smic jour, et un plafond qui limite le cumul des salaires et des indemnités. Ce modèle réunirait aussi dans une seule annexe artistes et techniciens, cette distinction nous semblant aberrante [5]. C’est un modèle ouvert, qui peut être rediscuté, mais dont la principale vertu est d’avoir été élaboré par les personnes concernées au premier chef.
R : Comment aborder la complexité et la diversité des situations de l’intermittence et de l’emploi précaire en général ?
J : L’idée est aussi, pour définir un modèle juste et efficace, et pour définir son champ d’application, de considérer les pratiques d’emploi plutôt que les métiers et les secteurs. En résumé : une annexe unique pour tous les salariés intermittents, pas seulement ceux du spectacle... Et au-delà de l’intermittence et de ces salariés définis par des emplois discontinus et des rémunérations variables, il reste à inventer un modèle social complet, prenant en compte les salariés ayant d’autres pratiques d’emploi : les emplois « continus », dans ce qu’on appelle le régime général (de moins en moins général), qui méritent aussi d’être beaucoup mieux indemnisés (un chômeur sur deux n’est pas indemnisé par l’Unedic), ainsi que les salariés à l’emploi discontinu mais aux taux de rémunérations fixes.
R : Les syndicats qui agréent les conventions paraissent incapables de mener une telle réflexion...
J : Les syndicats signataires ont des discours sur l’emploi à des années-lumière de la réalité des salariés, notamment quand ils continuent à considérer l’emploi comme l’envers du chômage, à appeler de leur vœux un plein-emploi qu’il faudrait s’efforcer d’atteindre, et à rabâcher que pour y parvenir les salariés doivent faire des sacrifices. Cela fait problème à une époque où la dimension précaire du travail est devenue structurelle. Deux discours s’opposent : faut-il assortir cette précarité de droits sociaux permettant d’y faire face (et éventuellement d’y résister) ou prétendre, de manière complètement oratoire et sans avancer le moindre moyen concret, la faire disparaître ?
R : Les chances de voir aboutir un modèle inspiré des propositions de la Coordination ou du Comité de suivi de la réforme de l’intermittence semblent minces dans le contexte politique actuel...
J : C’est une question de rapport de forces. Si les mouvements sociaux – pas seulement celui des intermittents – ne portent pas cette question de la protection sociale, on ne pourra pas obtenir beaucoup plus que des réunions quadrangulaires au ministère de la Culture. Je ne vois pas de quelle instance un nouveau modèle pourrait être à l’ordre du jour. Il faudrait faire sauter le paritarisme, c’est un jeu truqué très utile à ceux qui nous gouvernent, et il est un credo du gouvernement Valls qui se sert de sa prétendue légitimité pour appliquer la politique dictée par le Medef. Il faut faire sauter ce verrou décisionnel qu’on appelle dialogue social – qui ne dialogue pas beaucoup et qui n’est pas très social –, et revoir complètement le fonctionnement des instances décisionnelles de la protection sociale, qui constitue un véritable déni de démocratie [6].
Entretien, par Jérôme Latta, 21 juillet 2014, initialement paru dans le e-mensuel de Regards, juillet-août.