On peut définir les intellectuels comme ceux sur qui l’intelligence de la bourgeoisie produit un effet d’aveuglement et de bêtise. Ceux qui le nient sont des amuseurs publics, ils méconnaissent le sérieux de la lutte. Michel Foucault, La société punitive, Cours au Collège de France, 1972-1973, p.168.
L’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello (B&C), Le Nouvel Esprit du capitalisme (NEC), sa conception du travail et de l’emploi artistiques et du travail et de l’emploi en général, présente les mêmes limites que celles relevées chez Pierre-Michel Menger [1], mais avec une argumentation plus subtile que celle du désarmant professeur au Collège de France.
Cela est d’autant plus étonnant qu’en France, depuis la fin des années 1980, la « critique artiste », qui constitue un des leitmotiv du NEC, s’est « incarnée » dans un mouvement social et politique des « artistes » (et des techniciens) du spectacle qui a révélé, à travers ses luttes et prises de parole [2], la nature du travail et de l’emploi du capitalisme contemporain et notamment de la « cité par projets », autre leitmotiv du NEC.
B&C ne peuvent percevoir et lire toutes les nouveautés politiques que le mouvement des artistes et des techniciens a produites ces trente dernières années en France à cause du cadre théorique qui structure le NEC.
La thèse qui court tout au long du NEC pour essayer d’expliquer le succès des transformations du capitalisme et l’échec de la critique est la suivante : la « critique artiste », (fondée sur la liberté, l’autonomie et l’authenticité) et la « critique sociale » (fondée sur la solidarité, la sécurité et l’égalité) « sont le plus souvent portées par des groupes distincts ». La première trouve son origine dans les milieux intellectuels et artistiques de la bohème parisienne du XIXe siècle, tandis que la deuxième est associée aux luttes et aux revendications du mouvement ouvrier. Le flambeau de la « critique artiste », transmis par les artistes aux étudiants de Mai 68, aurait été repris par la suite par les « créatifs » du « haut de la hiérarchie socioculturelle » qui travaillent dans les médias, la finance, la publicité, le show-business, la mode, Internet, etc. La « critique sociale », par contre, portée par les ouvriers de 68, aurait été transmise aux « petites gens », aux subordonnés, aux « exclus » du libéralisme. « Critique artiste » et « critique sociale » seraient « largement incompatibles », même si de façon « exceptionnelle » elles se sont rencontrées dans cette « exception » qu’a été Mai 68.
La « critique artiste » suscite un malaise chez les auteurs, voire un certain mépris, qu’ils ont du mal à dissimuler. De leur point de vue, cela se comprend aisément, puisque la « critique artiste, encore une fois, n’est pas spontanément égalitaire ; elle court même toujours le risque d’être réinterprétée dans un sens aristocratique » et, « non tempérée par les considérations d’égalité et de solidarité de la critique sociale, [elle] peut très rapidement faire le jeu d’un libéralisme particulièrement destructeur comme nous l’ont montré les dernières années ».
D’ailleurs, la critique artiste ne serait « pas, en soi, nécessaire à la mise en cause efficace du capitalisme comme le montrent les succès antérieurs du mouvement ouvrier qui ont tous été obtenus sans les renforts de la critique artiste. Mai 68 était, de ce point de vue, exceptionnel » [3]. Non seulement la critique artiste ne serait pas nécessaire, sinon pour « modérer le trop d’égalité de la critique sociale » qui risque de « faire fi à la liberté » (sic), mais, en plus, elle aura été (« involontairement ») le cheval de Troie du libéralisme, à qui elle serait apparentée par le goût aristocratique de la liberté, de l’autonomie et de l’authenticité.
Confronter l’évolution et la restructuration du capitalisme aux points de vue subjectifs qui le critiquent est sûrement un pas en avant méthodologique par rapport à la vision irénique de Menger. Mais la division, l’opposition (et exceptionnellement la conjonction) entre ces deux processus de subjectivation affaiblit de manière radicale les thèses soutenues dans le livre.
Le nouvel esprit et la nouvelle morale du capitalisme
À la sortie du NEC en 1999, la plupart des commentateurs y ont vu une reprise de la critique sociale et politique, alors qu’en réalité le livre constitue une opération de liquidation de 68 et de la pensée qui l’avait précédée et accompagnée. La distinction de la « critique sociale » et de la « critique artiste » est une autre manière de séparer ce que 68 avait uni dans la pratique et dans la pensée : l’économie et le désir, la production économique et la production de subjectivité, la macropolitique et la microphysique du pouvoir. B&C nous redonnent Marx, l’économie et le social d’un côté et Freud, le « psychisme » et le désir de l’autre ; la question de l’exploitation est ainsi séparée des processus d’assujettissement et de subjectivation.
La force du capitalisme, tout au contraire, a été de se restructurer en partant, non pas de l’utilisation/récupération de la critique artiste, mais de l’impossibilité de séparer les deux critiques. S’il y a une chose intéressante dans la littérature du management – qui constitue par ailleurs un monument de la « propagande » patronale –, c’est le fait de penser la restructuration de l’économie et de la société à partir de cette nouvelle « ontologie du social ».
Une des premières conséquences de la séparation de l’économie et de la subjectivité est la réintroduction d’un concept qu’on pensait périmé : l’ « idéologie ».
Comment expliquer « l’implication du personnel » et l’« adhésion active » des salariés dans la production ? L’ « insertion dans le processus capitaliste manque singulièrement de justifications » si on s’en tient à la seule économie. Il faut dès lors supposer « la formation d’un nouvel ensemble idéologique plus mobilisateur » [4] car « la contrainte doit être intériorisée et justifiée ». B&C appellent « esprit du capitalisme l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » [5].
Les théories élaborées dans les années 1960 et 70, largement critiquées par B&C, neutralisent par avance ce retour à Weber et à « l ‘esprit du capitalisme ». La prise sur la subjectivité n’opère pas à travers une espèce d’image, représentation ou norme que les acteurs doivent intérioriser et que les capitalistes doivent justifier.
Contrairement à ce que pensent B&C, les théories de Foucault qui « mettent l’accent sur la force et les rapports de force » ou la conception « métaphysique du monde social » de Deleuze dont la forme rhizomatique « ne connaît que des singularités ou des flux » [6] sont loin de négliger les formes institutionnelles, les normes et le droit.
Foucault fait fonctionner les relations de pouvoir, les institutions, les normes, le droit, les savoirs dans un cadre théorique qui n’est pas défini comme celui de B&C par l’opposition des contraintes structurelles et de l’esprit, fonctionnement systémique et moral.
À l’âge classique, le contrôle et la fixation des individus à une fonction, à un rôle, à une tache étaient obtenus par leur appartenance à une caste, à une communauté, à un groupe comme les corporations, les jurandes, etc. À partir du capitalisme du XIXe siècle, avec la disparition de ces institutions, les individus sont « attachés » (impliqués) de l’extérieur.
« Ils sont, à leur naissance, placés dans une crèche ; dans leur enfance, envoyés à l’école ; ils vont à l’atelier ; pendant leur vie, ils relèvent d’un bureau de bienfaisance ; ils peuvent déposer à une caisse d’épargne ; ils finissent à l’hospice. Bref, durant toute leur vie, les gens entretiennent des liens avec une multiplicité d’institutions » [7].
L’impulsion et le relais qui incitent les individus à entrer et sortir, successivement, de ces réseaux d’institutions (crèche, école, atelier, etc.) et de leurs relations de pouvoir viennent d’une autre institution caractérisée par d’autres relations de pouvoir : la famille. La crèche, l’école, l’usine, etc. sont des institutions « disciplinaires » tandis que la famille est une institution de souveraineté : « Grâce au code civil, la famille a conservé les schémas de souveraineté : domination, appartenance, liens de suzeraineté, etc., mais elle les a limités aux rapports homme-femme et aux rapports parents-enfants » [8]. Mais chaque fois qu’un individu est incapable de suivre la discipline scolaire ou celle de l’atelier, ou celle de l’armée ou de la prison, alors intervient la « fonction-Psy », c’est-à-dire non plus un pouvoir, mais un savoir (médical).
Nous sommes là à des années-lumière de l’esprit wébérien auquel le NEC, avec un saut en arrière ahurissant, voudrait nous reconduire.
Il n’est jamais question d’idéologie, mais d’une multiplicité de dispositifs qui « impliquent » les individus au-delà de toute « conscience » et de toute représentation. Le capitalisme n’a pas non plus besoin de se justifier dans le sens du NEC, puisque c’est le fonctionnement intégré de ces institutions, dont l’objectif principal est la production de l’individu et de sa subjectivité par les biais de ses différents assujettissements (salarié, soldat, élève, malade, consommateur, etc.), qui assure l’implication. Chez B&C, l’individu est donné, d’où la nécessité de l’impliquer « moralement », tandis que chez Deleuze/Guattari et Foucault, le capitalisme travaille la subjectivité plus en profondeur que par l’implication par la morale et l’idéologie, en produisant des prototypes de subjectivités comme il produit des prototypes de voitures.
Même lorsque le capitalisme contemporain peut être défini comme « sémiotique », les flux de signes n’ont pas une fonction idéologique, mais bien réelle, exactement comme les flux de travail, d’argent et de matières premières.
La « critique artiste » et la « cité par projets »
La définition de la « critique artiste » laisse encore plus perplexe. Sa dérivation de l’« invention d’un mode de vie bohème » et sa caractérisation par le refus « de la perte de sens, et particulièrement du sens du beau et du grand » [9], semblent, d’une part, méconnaître ce que les avant-gardes ont produit depuis le début du XXe siècle. La déshumanisation, le désenchantement, l’authenticité, la créativité ne font en aucune manière partie du bagage théorique et pratique de ces dernières [10].
D’autre part, on ne peut rien trouver de plus éloigné de l’actuelle transformation du « travail artistique » que la définition qu’en donnent B&C. La massification du travail artistique, son insertion sans reste dans les différents secteurs de l’économie (industries culturelles, marché spéculatif de l’art, économie touristique, consommation de masse, etc.) ont rendu complètement inopérante la division entre économique et artistique, entre « critique sociale » et « critique artiste ».
Le cadre théorique d’interprétation du capitalisme a d’autres limites, évidentes, puisqu’il est en complet décalage avec ce qui se passe depuis la fin des années 1970. Les auteurs eux-mêmes reconnaissent avoir sous-estimé les stratégies néolibérales [11] et ne pas avoir vu arriver la financiarisation. Cela n’est pas du tout anodin, car la contre-révolution conservatrice s’est opérée précisément à partir des politiques néolibérales et de la finance. Le NEC privilégie les réseaux en négligeant les armes stratégiques du marché et de la monnaie, dont on ne trouve pas trace dans les 900 pages du livre. Ces « oublis » dérivent d’un parti-pris théorique : la réduction du capital au seul capital industriel, alors que non seulement le capital financier constitue, autant que le capitalisme industriel, une des « métamorphoses » par lesquelles passe la valorisation de l’argent, mais aussi, plus fondamentalement, que les capitalistes financiers représentent le « capitaliste collectif » et le capital financier le lieu stratégique de commandement de la contre-révolution capitaliste [12].
La réduction du capital au capital industriel induit aussi des illusions sur la nature du capitalisme contemporain, car B&C parient sur la possibilité d’un nouveau réformisme réconciliant « liberté et justice », « critique sociale » et « critique artiste », alors que, précisément, la force du néolibéralisme est de se constituer sur la négation de tout réformisme. La contre-révolution ouvre sur un affrontement direct sans médiation qui doit déterminer des vainqueurs et des vaincus selon une logique de « guerre civile ».
Pour mieux coller à la réalité française (en décalage par rapport au néolibéralisme de Reagan et Thatcher, selon B&C, alors qu’au contraire, à partir de 1983, ce sont les socialistes qui lancent la « libéralisation des marchés financiers », condition politique de toute transformation des rapports de pouvoir [13]), le NEC, en se concentrant « sur les transformations du travail, de son organisation et de son contrôle », « n’a pas réalisé en parallèle une analyse des transformations du capital » [14].
Mais, encore une fois, est-il possible d’analyser séparément le capital et le travail ? La prétention de considérer le travail comme une puissance « autonome », en dehors de sa relation avec le capital, constitue une limite fondamentale de l’analyse du capitalisme post-68.
La « cité par projets » est l’innovation majeure que B&C introduisent pour expliquer les transformations du travail et de l’emploi. Comme nous l’avons rappelé, la conception de la « cité par projets » est plaquée sur l’« organisation du travail par projet ». Cette dernière n’est pas une nouveauté, puisque c’est depuis toujours le propre de la production culturelle. Ce qui est nouveau, c’est l’extension de cette modalité de production à l’ensemble de l’économie. Et c’est ici, dans le passage de la spécificité à la généralisation, que se joue la divergence radicale entre l’analyse de B&C et celle du mouvement des artistes et techniciens dont la force et la lucidité viennent précisément du fait qu’il opère au cœur de l’organisation du travail par projet.
B&C font de la « cité par projets » l’organisation du travail des couches supérieures du salariat, où les salariés se réalisent dans l’« autonomie et la créativité », tandis que le mouvement des artistes et des techniciens dénonce dans la « cité par projets » la construction d’un marché du travail précaire, flexible, pauvre, concernant 9 millions de personnes. B&C identifient l’artiste et le néo-manager comme les « créatifs » de la « cité par projets », tandis que les artistes et techniciens se voient plutôt en « précaires », nouvelle modalité d’assujettissement de la « cité par projets ».
Pour B&C, les processus de transformation de l’organisation du travail sédimentent l’« exclusion » des plus faibles, des moins formés, des moins mobiles etc., tandis que pour les artistes et techniciens, il n’y a ni exclusion, ni « exclus », mais des précaires mobilisés par et pour la « cité par projets » précaire. Il n’est pas question d’exclusion, de désaffiliation, de marginalité, mais d’une nouvelle forme de salariat à l’emploi discontinu et au revenu variable que B&C ne peuvent pas voir, puisqu’ils utilisent, comme Menger, les catégories d’insiders et outsiders.
La « cité par projets », jamais mise en place dans la grande entreprise (la multiplication des suicides liés à la « vie dans l’entreprise » nous renseigne sur ce qu’est l’« épanouissement personnel » à l’initiative du néo-manager), est devenue le modèle de précarisation et d’appauvrissement généralisé de la force de travail.
La description que font B&C de la « cité par projets » est complètement irréelle au regard de ce que vivent les artistes et les techniciens du spectacle. Le nouveau capitalisme proposerait « à la place des carrières hiérarchisées » une « succession des projets ». Les personnes passent « d’un projet à un autre » et leur réussite sur un projet donné leur permet « d’accéder à un autre projet plus intéressant ». La « cité par projets » ouvre à chacun la possibilité de « se développer personnellement » et de « s’épanouir pleinement ». Ce qui est important est de développer continuellement « l’activité, c’est-à-dire de n’être jamais à cours de projets » [15].
Dans un tract de l’un des vingt-cinq collectifs réunis en coordination qui ont agi pendant les mobilisations, grèves, de festivals, représentations, concerts, spectacles du printemps et de l’été 2014, on peut lire le résumé d’un point de vue que les intermittents énoncent et dénoncent depuis la fin des années 1980 et qui a été affiné, enrichi, développé dans les mobilisations de 1992, 1995, 2003/2005 et 2014.
« Cela fait maintenant un certain temps que ce qui était d’antan l’apanage des artistes et techniciens du spectacle, praticiens de l’emploi discontinu (être inventifs, disponibles, flexibles) est ce qui est de plus en plus réclamé à l’ensemble des salariés. Et c’est bien pour les amener à cette docilité enthousiaste à l’emploi précaire, sous-payé et indigne, qu’ont été conçus les accords Unédic (sur l’assurance chômage) [16]. »
Comme la fin de cet énoncé le laisse entendre, dans l’organisation du travail de la « cité par projets » (précaire), il n’y a pas que des entrepreneurs et des salariés, les acteurs standard du marché du travail selon les catégories classiques du marxisme et de la sociologie du travail. Le gouvernement d’une « population flottante » requiert des dispositifs de contrôle social, d’où la constitution de nouveaux « patrons » tels que l’Unédic, Pôle emploi, l’État à travers la gestion du RSA [17].
L’assurance chômage n’est pas simplement une institution d’indemnisation et d’aide aux chômeurs, mais un dispositif de constitution, de régulation et de gouvernement d’un marché de l’emploi pauvre et d’une population flottante. On peut dire la même chose de la gestion étatique et par les collectivités locales du RSA. La vieille gauche dont font partie B&C n’a pas encore compris ce qui est en jeu à chaque négociation de l’assurance chômage, car elle concerne non seulement un nombre croissant de personnes, mais elle contribue aussi et surtout à construire la « cité par projets » précaire qui déstructure l’ensemble du marché de l’emploi. Chez B&C, les réseaux, la logique connexionniste, la mobilité, l’organisation par projet, etc. constituent la « modernité » sous laquelle ils cachent leur projet de gauche syndicale et politique qui, au lieu de tirer le bilan de 68, s’acharne à le considérer comme une « exception ».
Dans cette nouvelle organisation du travail animée par le « nouvel esprit du capitalisme », les hiérarchies seraient aplaties et le commandement ne s’exercerait pas par la domination, mais par « implication ».
« Le ’grand’ [patronat, État, une partie des syndicats] de la cité par projets renonce également à exercer sur les autres une forme ou une autre de domination, en se prévalant de propriétés statutaires ou hiérarchiques qui leur donneraient une reconnaissance facile. Son activité ne dépend que de sa compétence. Il n’impose pas ses règle ou ses objectifs, mais admet de discuter ses positions (principe de tolérance) » [18].
Il n’y a rien de plus arbitraire et de plus antidémocratique que la gestion du conflit qui oppose depuis trente ans les artistes et les techniciens au patronat, à l’État et à une partie des syndicats autour de règles d’emploi et d’indemnisation chômage de la « cité par projets » précaire. Le « grand » (patronat, État, une partie des syndicats) impose une domination unilatérale en ne se prévalant de rien d’autre (aucune « justification », aucune « séduction ») que d’un rapport de force déterminé au niveau du salariat en général, en se refusant obstinément à toute discussion « démocratique », en imposant ses règles et ses objectifs selon la loi des vainqueurs et des vaincus à partir d’une incompétence avérée sur les modalités de fonctionnement de l’emploi précaire et de l’assurance chômage.
L’intermittence version « cité par projets »
La « cité par projets » de B&C n’a jamais existé, sinon dans les livres du néo-management. Par contre, la « cité par projets » précaire et pauvre est le lieu des nouvelles formes d’exploitation et d’assujettissement et des affrontements réels à la pointe desquels ont trouve les « artistes »
La description que B&C font de l’industrie culturelle française, de l’emploi et du régime d’assurance chômage des artistes et des techniciens (intermittence) est aussi éloignée que possible de la réalité, parce qu’au lieu d’aller voir ce que devenait la « critique artiste », de suivre ses luttes, ses élaborations, ses revendications et ses propositions, ils ont préféré lire des montagnes de livres du nouveau management et, pour l’intermittence, ils s’en sont remis aux écrits de Pierre-Michel Menger, dont ils partagent pour l’essentiel les catégories de travail et d’emploi.
« C’est ainsi que la vie d’artiste, telle qu’on le retrouve décrite dans les travaux de Pierre-Michel Menger sur les professions du spectacle, constitue la limite, pourtant bien réelle, vers laquelle semble s’orienter l’idéal du manager... » [19].
Le travail intellectuel est comme chez Menger décrit à travers le prisme de l’idéologie créative, de la liberté, de l’inventivité dans lequel convergent le nouveau management et l’artiste.
« Le néo-manager n’est-il pas, comme l’artiste, un créatif, un homme d’intuition, d’invention, de vision, de contacts, de rencontres de hasard, toujours en mouvement, passant de projet en projet, de monde en monde ? » « Mais à l’inverse, l’artiste, voire l’intellectuel ou le chercheur, n’est-il pas lui aussi, aujourd’hui, un homme de réseaux [...] ? » [20].
La difficulté sera de convaincre des masses plus importantes, en particulier ne possédant « pas un crédit de réputation très élevé, ni des ressources très diversifiées » [21], avec une mobilité limitée, à accepter la norme de la « cité par projets ». En réalité ce sont les artistes et les techniciens, hautement qualifiés, très mobiles, possédant un crédit de réputation et des ressources diversifiées, travaillant depuis toujours selon les principes de la « cité par projets » qui, les premiers, ont dit « non » à la « cité par projets » précaire.
À la fin de leur livre, en remarquant l’« échec » de la « critique artiste », « actuellement paralysée » [22], B&C suggèrent de « relancer la critique sociale et chercher à réduire les inégalités et l’exploitation », sans pour autant « enterrer la critique artiste au prétexte de sa déroute » [23].
Les mouvements politiques contemporains n’ont pas retenu le conseil puisque, s’ils ont relancé la critique, ils se sont positionnés au-delà de la séparation de la « critique sociale » et de la « critique artiste ». Le mouvement des artistes et techniciens a notamment suivi une stratégie qui est l’exact opposé de ce que souhaitait le NEC.
Six mots d’un slogan du mouvement des intermittents du spectacle, « Pas de culture sans droits sociaux », suffisent à faire vaciller toute la construction des processus de subjectivation politique de Boltanski et Chiapello et à faire ressortir les limites de leur analyse du capitalisme contemporain. Traduit dans le langage du NEC, le slogan « Pas de culture sans droits sociaux » devient en effet « Pas de liberté, d’autonomie, d’authenticité, sans solidarité, égalité, sécurité ».
Le mouvement des intermittents bat en brèche la prétendue séparation entre, d’une part, les « créatifs » des nouvelles professions libérales, et, d’autre part, « les pauvres », les « petits », les « précaires » du nouveau marché du travail. Les « Coordinations des intermittents et précaires » qui, après les luttes de 2003, se sont répandues dans toute la France adressent, jusque dans leur nom, un démenti à la prétendue incompatibilité entre « critique artiste » et « critique sociale ». Les coordinations tiennent ensemble l’artiste et l’intérimaire, l’artiste et le précaire, l’artiste et le chômeur, l’artiste et le RMiste/RSaste. Et il ne s’agit certainement pas là d’une vague solidarité politique. Tous les tracts et document des luttes du printemps et de l’été 2014 commencent de la même manière (« Nous, chômeurs, précaires, intermittents, intérimaires, avec ou sans papiers ») et se terminent par le même slogan (« Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous »).
Les artistes et les techniciens du spectacle ont fait eux-mêmes un constat que les sociologues ont visiblement du mal à produire par leurs propres moyens : les précaires, les nouveaux pauvres, les chômeurs, les RSastes ne s’opposent pas aux artistes et aux techniciens, puisque la majorité des artistes et techniciens vivent ou vivront dans une « cité par projets » précaire, passant souvent par le chômage, le RSA, les aides sociales.
Luc Boltanski et Eve Chiapello pleurent sur le triste sort des « petits », des « pauvres » et des « chômeurs », ce qui les conduit à sous-estimer, sinon nier, leurs capacités d’action et de lutte : « la mobilité des petits, étant le plus souvent une mobilité subie, n’est pas vraiment de nature à créer du réseau. Ils sont ballottés au gré de leurs fins de contrats et courent d’un employeur à l’autre pour ne pas disparaître définitivement de la toile. Ils circulent comme marchandises dans un réseau dont ils ne tricotent jamais la maille, et sont échangés par d’autres qui s’en servent en revanche pour entretenir leurs propres connexions. Comme nous l’expliquons lorsque nous évoquons la nature de l’exploitation en réseau, la mobilité du grand, source d’épanouissement et de profit, est exactement à l’opposé de celle du petit qui n’est qu’appauvrissement et précarité. Ou, pour reprendre l’une de nos formules, la mobilité de l’exploiteur a pour contrepartie la flexibilité de l’exploité » [24].
La résistance la plus forte, la plus acharnée et la plus lucide au projet libéral du patronat français (la « refondation sociale » [25]) de construction d’un marché du travail précaire et pauvre est venue des artistes et des techniciens du spectacle les plus « pauvres », les plus « précaires », ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle des revenus. Ce sont les coordinations des intermittents et précaires qui ont élaboré et proposé un nouveau modèle d’indemnisation fondé sur la solidarité, la sécurité et la justice, qui, tout en partant des spécificités des modalités d’emploi, de chômage et de travail dans le secteur culturel, est extensible et adaptable à tous « les travailleurs à l’emploi discontinu » (et pas seulement aux artistes et techniciens du spectacle).
En réalité, même dans l’asymétrie de pouvoir, bien réelle, qui caractérise les relations sociales dans le capitalisme, la « mobilité » est loin d’être seulement « subie », et la capacité de construire de réseaux est loin d’être une prérogative exclusive des « grands ». La lutte des intermittents a été possible parce qu’elle s’est appuyée sur une formidable densité et différenciation des réseaux qui a constitué le vrai soutien logistique de la lutte. La même chose pourrait être dite du mouvement des chômeurs que Pierre Bourdieu avait qualifié de « miracle ».
Les petits, les pauvres et les précaires ne font pas que se plaindre, mais inventent de « nouvelles armes », celles qui sont nécessaires pour combattre le capitalisme flexible et financiarisé sur son propre terrain, celui de la mobilité, de la discontinuité de l’emploi et de la variabilité de revenus, en essayant de renverser et de retourner à leur avantage la déconnexion des revenus et de l’emploi que les nouveaux patrons voudraient garantir aux seuls propriétaires de capitaux financiers.
Maurizio Lazzarato
- Misère de la sociologie II : le nouvel esprit du capitalisme, la cité par projets et l’intermittence