Ces dernières années, en tant que plate-forme TSS (Transnational Social Strike), nous avons défini une méthode et une vision : la méthode consiste à inscrire les principes de notre initiative transnationale dans les mouvements des migrants, des précaires, hommes et femmes, qui contestent la constitution néolibérale de l’Europe en luttant et en refusant leurs conditions d’exploitation et d’oppression.
La grève sociale transnationale est pour nous le nom de ce mouvement réel d’insubordination qui dépasse les structures organisées et les frontières nationales et qui affronte aujourd’hui les piliers matériels du néolibéralisme. Il a pu sembler pendant un temps que le néolibéralisme avait rendu impossibles la contestation radicale de la subordination et le recours à la grève comme une arme politique par une précarisation extrême, une fragmentation et une exploitation de la main-d’œuvre migrante.
Ce temps est terminé, et nous devons être à la hauteur du nouvel état de choses. La vision consiste à inscrire, stratégiquement, notre initiative à un niveau transnational, en déclenchant des processus d’organisation à travers les frontières et en construisant un discours commun capable, d’un côté, de contrer le récit néolibéral de l’isolement et de l’absence d’alternatives et, de l’autre, de désigner des terrains communs de lutte et d’initiative politique.
Cette méthode et cette vision nous ont conduits dans les Balkans : près d’une centaine de personnes ont participé à la rencontre qui s’est tenue en mai 2017 à Ljubljana (Slovénie). Des collectifs, des organisation de base, des individus venus de France, d’Allemagne, du Royaume-Uni, de Suède, d’Italie, de Macédoine, de Croatie, de Serbie, de Slovénie, de Grèce, de Bulgarie et de Hongrie ont cherché ensemble à établir les liens entre la circulation de masse des migrants, la détérioration des conditions de travail dans un certain nombre de secteurs et la réorganisation politique en cours de l’espace européen qui intervient de la manière la plus visible dans les Balkans.
Au cours des discussions qui ont animé la rencontre, nombre de migrants et de groupes actifs depuis 2015 sur la dite « route des Balkans » ont décrit la multiplication des pratiques illégales et des mauvais traitements que subissent les nouveaux entrants qui a suivi la fermeture officielle du couloir des Balkans. Refoulements, détentions et pratiques administratives arbitraires mettent en danger les corps mêmes de centaines de milliers de personnes et leur possibilité d’accéder à une vie décente. En partant des points communs que nous avons pu établir entre nos expériences locales – de l’Italie à la Suède, du Royaume-Uni à la Serbie et de la Grèce à l’Allemagne –, nous avons pourtant souligné la nécessité d’aborder cette situation en dehors d’une logique de l’urgence. La région des Balkans montre le lien intrinsèque entre la gestion violente des migrations et la précarisation du travail et de la vie, qui est une tendance générale à travers l’espace européen.
Avec cet arrière-plan, les Balkans n’apparaissent ni comme une périphérie ni comme une exception : ils sont au cœur de l’Europe. Terrain d’une circulation incessante des migrants, ils ont été aussi le laboratoire de réformes néolibérales mises en œuvre par la suite dans d’autres pays européens et des contestations massives qu’elles ont rencontrées. La dite « crise des migrants et des réfugiés » fait apparaître la violence systématique qui caractérise le présent de cette Europe.
Au cours de la rencontre, nous avons cherché ensemble à évaluer ce qui pouvait nous permettre de porter notre initiative commune au niveau des éléments matériels qui relient les Balkans à l’ensemble de l’espace européen, et réciproquement. Nous avons noté tout d’abord que la circulation des migrants remettait en question la stabilité de l’Europe néolibérale en tant que telle. Les migrants mettent l’Europe en crise, et c’est à nous d’agir au niveau transnational pour intensifier cette crise. Ils vont de l’avant, sans relâche, quels que soient les efforts déployés par les institutions pour les arrêter. Les migrants attaquent les frontières – font la grève des frontières – et obligent les États à agir aux limites de l’illégalité, ce qui se traduit par la création d’espaces de non-droit et de conditions non réglementées où la violence peut s’exercer de manière arbitraire pour stopper leur mouvement ingouvernable.
La grève de la frontière menée par les migrants oblige l’Union européenne et les États à montrer leur visage autoritaire. En faisant la grève avec leurs pieds, ils donnent un nouveau sens à la grève – en tant que refus du commandement et de la subordination – , qui dépasse largement la grève sur un lieu de travail particulier.
Il est apparu clairement, par ailleurs, que la violence exercée sur les migrants n’était rien d’autre que l’expression la plus crue d’une violence croissante dans les relations sociales : chacun doit s’occuper de soi-même, exclusivement, mais doit être disponible avant tout pour produire des profits pour les autres, à tout moment et à n’importe quelle condition. La gestion actuelle de la mobilité a donc deux visages indissociables : la restriction de la possibilité de légaliser leur situation – pour les nouveaux arrivants –, va de pair avec le raccourcissement et la précarisation de l’autorisation de séjour d’un grand nombre de migrants qui sont en Europe depuis longtemps.
Cette situation est l’un des moteurs de la précarisation du travail et de la vie : sans titres de séjour, ou avec des titres de séjour précaires, les migrants sont soumis au chantage des employeurs, tenus d’être disponibles à n’importe quelles conditions de travail et de salaire, souvent sans accès aux prestations sociales. Le lien qui existe entre, d’une part, les nouveaux cadres de régulation destinés à réglementer l’accès des demandeurs d’asile et des réfugiés et, d’autre part, le marché du travail et l’impératif général d’employabilité qui s’impose à tous, migrants et non-migrants, appelle de nouvelles formes d’organisation et de nouvelles revendications.
Face à cette situation, pour commencer, il ne suffit pas de se plaindre de telle ou telle violation de la loi. Un permis de séjour européen inconditionnel permettrait seul de soutenir le combat quotidien des personnes qui, de toute manière, traversent les frontières et circulent à travers l’Europe, malgré la violence, le chantage des passeurs et des employeurs, le racisme des institutions et des policiers. Toute autre mesure établissant des distinctions entre ceux qui le droit d’entrer et ceux qui ne l’ont pas, entre les pays d’origine « sûrs » et « non sûrs », entre les réfugiés et les migrants économiques doit être refusée comme insuffisante, et complice du tournant autoritaire actuel.
Notre but est, en outre, de créer des liens solides entre les luttes pour les papiers et le permis de séjour et les luttes pour les salaires et les prestations sociales, qui sont essentiels pour tous les travailleurs précaires. La liberté de circulation, le salaire et le welfare représentent les points d’impact permettant de raccorder et de rassembler différentes énergies qui circulent dans l’espace européen. Les revendications que nous pouvons porter collectivement sur ces terrains – le permis de séjour, le salaire minimum et le welfare européens – ne doivent pas être considérées comme des tentatives de combler les lignes de fracture du système. Notre but est d’intensifier la crise de l’Europe en agissant sur le même plan que nos ennemis.
Ces revendications doivent avoir deux fonctions : elles indiquent tout d’abord les terrains matériels du conflit entre ceux qui gouvernent et commandent et ceux qui refusent d’obéir. Elles indiquent ensuite que nous ne nous satisferons pas d’une solution qui interviendrait à un niveau infra-européen. Nous nous opposons aux manœuvres consistant à accorder des miettes pour pacifier le conflit au niveau local.
Nous avons aussi discuté en détail des expériences et des expérimentations auxquelles nous avons participé au cours des derniers mois, qui ont établi des ponts entre ces différents champs de lutte : de la lutte contre la loi travail en France à la grève des migrants au Royaume-Uni, en passant par la grève des femmes, le 8 mars, qui s’est déroulée à travers le monde et qui est parvenue à aborder le mélange de violence, d’exploitation et d’oppression qui caractérise le néolibéralisme. En refusant, par la grève, de continuer à jouer « leur » rôle, les femmes ont montré que la grève pouvait être transnationale et sociale, c’est-à-dire une pratique de masse, à l’échelle mondiale, permettant de transformer le présent.
Dans le cadre de la discussion autour de la transformation logistique de la production et des rapports de travail, nous avons vu par ailleurs dans l’organisation des mobilisations anti-G20 à Hambourg une tentative précieuse d’établir des ponts entre différents terrains de lutte contre le néolibéralisme. Les propositions de bloquer le port et d’initier une grève de la métropole indiquent la nécessité de lier l’opposition au programme politique des gouvernements à un blocage de la logistique, de la circulation des capitaux et de la richesse. Cette nécessité va au-delà d’un événement ponctuel comme le G20 et ouvre de nouvelles questions politiques pour repenser l’organisation et la mobilisation.
Le besoin nous est apparu alors d’agrandir et d’approfondir la plate-forme TSS en tant qu’infrastructure politique, et d’élargir nos connaissances et nos capacités d’intervention sur de nouveaux terrains et dans de nouvelles situations. Dans le même but, après nous être plongés dans un certain nombre de situations cruciales à travers l’Europe, nous entendons revenir à notre point de départ, en Allemagne, et porter cette discussion à Berlin dans les prochains mois. Nous avons d’autres questions à discuter et développer : quel lien pouvons-nous établir entre le cadre institutionnel de l’Europe et les processus matériels dans lesquels nous nous sommes plongés ces deux dernières années ? Comment donner force et visibilité à la circulation transnationale actuelle de la grève ? Comment faire grève contre le néolibéralisme sous toutes ses facettes ?