Que signifie le terme de « contre-révolution » ? Il ne faut pas seulement y entendre la violence de la répression (même si, bien sûr, elle n’est jamais absente). Il ne s’agit pas non plus d’une simple restauration, d’un retour à l’ancien régime*, du rétablissement d’un ordre social malmené par les conflits et les révoltes. La « contre-révolution » c’est, littéralement, une révolution à rebours. Ce qui revient à dire : une innovation furieuse dans les modes de production, les formes de vies, les relations sociales, qui pourtant renforce et relance le commandement capitaliste.
La « contre-révolution », exactement comme son symétrique inverse, ne laisse rien à l’identique. Elle détermine un état d’exception prolongé, où la succession des événements paraît s’accélérer [1]. Elle construit activement un ordre nouveau à sa mesure et son usage. Elle façonne les mentalités, les comportements culturels, les goûts, les us et les coutumes, en un mot elle forge un nouveau common sense. Elle va à la racine des choses et elle travaille avec méthode.
Mais il y a autre chose : la « contre-révolution » se sert des mêmes présupposés et des mêmes tendances (économiques, sociales, culturelles) que celles sur lesquelles pourrait s’appuyer la « révolution » ; elle occupe, elle colonise le terrain de l’adversaire, elle donne d’autres réponses aux mêmes questions. Elle réinterprète à sa manière (et cette opération herméneutique est souvent facilitée par l’existence des prisons de haute sécurité [2]) l’ensemble des conditions matérielles qui auraient pu faire de l’abolition du travail salarié un objectif simplement réaliste : elle les réduit au rang de forces productives profitables. Mieux : la « contre-révolution » transforme les comportements de masse qui semblaient devoir déboucher sur le dépérissement du pouvoir de l’État et la possibilité d’une autodétermination radicale, en une passivité dépolitisée ou en un consensus plébiscitaire. C’est pour cette raison qu’une historiographie critique rétive à l’idolâtrie des « faits établis » doit s’efforcer de reconnaître à chaque étape et dans chaque aspect de la « contre-révolution », la silhouette*, les contenus et la matière même d’une révolution en puissance.
La « contre-révolution » italienne commence à la fin des années 1970, et dure encore aujourd’hui. Elle fait apparaître de nombreuses stratifications. Comme un caméléon, elle change souvent d’aspect : « compromis historique » entre la DC et le PCI, craxisme triomphant [3], réforme du système politique après l’effondrement du bloc de l’Est. Il n’est cependant pas difficile de repérer à l’œil nu les leitmotivs qui resurgissent à chacune de ses phases. Le noyau dur de la « contre-révolution » italienne des années 1980 et 1990 est constitué des éléments suivants :
a) la pleine affirmation du mode de production postfordiste (technologies électroniques, décentrement et flexibilité des processus de travail, savoir et communication comme principales ressources économiques, etc.) ;
b) la gestion capitaliste de la réduction sèche du temps de travail socialement nécessaire (travail à temps partiel, retraites anticipées, chômage structurel, précarité de longue durée, etc.) ;
c) la crise radicale et, par bien des aspects, irréversible de la démocratie représentative. La Deuxième République s’enracine sur cette base matérielle. Elle est une tentative d’ajustement de la forme et des techniques de gouvernement aux transformations qui sont d’ores et déjà à l’œuvre dans les lieux de production et sur le marché du travail. Avec la Deuxième République, la « contre-révolution » postfordiste se dote enfin d’une constitution propre et parvient ainsi à son accomplissement.
Les thèses historico-politiques qui suivent proposent une extrapolation à partir de quelques aspects saillants des événements de ces quinze dernières années en Italie [1979-1994]. Et plus précisément des aspects qui offrent un arrière-fond empirique immédiat à la discussion théorique. Lorsqu’un événement concret présente une valeur exemplaire (c’est-à-dire qu’il laisse présager d’une « rupture épistémologique » et d’une innovation conceptuelle), on l’approfondira au cours d’un excursus dont la fonction est analogue à celle d’un « gros plan » cinématographique.
Thèse 1. En Italie, le postfordisme a été porté sur les fonts baptismaux par ce qu’on a appelé le « mouvement de 1977 », c’est-à-dire par des luttes sociales très dures, menées par une force de travail scolarisée, précaire, mobile, abhorrant « l’éthique du travail ». Elle s’oppose frontalement à la tradition et à la culture de la gauche historique et marque une rupture nette par rapport à la figure de l’ouvrier de la chaîne de montage. Le postfordisme s’inaugure sur fond de tumultes.
Le coup de génie de la « contre-révolution » italienne c’est d’avoir su transformer en conditions professionnelles, en ingrédients de la production de plus-value, en ferment du nouveau cycle de développement capitaliste, les dispositions collectives qui, dans le « mouvement de 77 », s’étaient manifestées à l’inverse par un antagonisme intransigeant. Le néolibéralisme italien des années 1980 est une sorte de 77 inversé. Et réciproquement : cette période révolue de conflits continue de représenter, encore aujourd’hui, le revers de la médaille postfordiste, sa face rebelle. Le mouvement de 77 constitue, pour reprendre une belle expression d’Hannah Arendt, un « avenir dans notre dos [4] », le souvenir de ce que pourraient être les prochaines échéances de la lutte des classes.
1er excursus. Travail et non-travail : l’exode de 77.
Comme toute réelle nouveauté, le mouvement de 1977 a connu l’humiliation d’être réduit à un phénomène de marginalisation. Sans compter l’accusation, additionnelle plus que contradictoire, de parasitisme. Ces notions renversent la réalité de manière suffisamment précise et complète pour qu’elles en deviennent très révélatrices. En effet, ceux qui ne voyaient, chez les « intellectuels aux pieds nus » de 1977, chez les étudiants-travailleurs et les travailleurs-étudiants, chez les précaires de tout poil, que des marginaux ou des parasites, étaient aussi ceux qui considéraient comme « central » et « productif » l’emploi fixe dans les usines de biens de consommation durables. Ceux, donc, qui ne regardaient ces sujets que dans la perspective étriquée d’un cycle de développement en déclin. Pourtant, s’il y avait un point de vue exposé au risque de marginalité et même de parasitisme, c’était bien celui-là. Car il suffit de prêter attention à la grande transformation des processus productifs et de la journée sociale de travail – qui prend son essor à ce moment – pour reconnaître aux acteurs de ces luttes urbaines quelque rapport avec le cœur même des forces productives.
Le mouvement de 77 donne voix pour un temps à une composition de classe nouvelle, qui commence à se constituer après la crise pétrolière et la cassa integrazione dans les grandes usines, au début de la reconversion industrielle. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’une transformation radicale du mode de production s’accompagne d’une conflictualité précoce dans les secteurs de main-d’œuvre, qui sont en train de devenir l’axe portant de la nouvelle organisation productive. Qu’on pense seulement à la dangerosité sociale des vagabonds anglais du XVIIIe siècle, déjà expulsés des champs et sur le point d’être enrôlés dans les premières manufactures. Qu’on pense encore aux luttes des ouvriers déqualifiés américains dans les années 1910, qui précédèrent le tournant fordiste et tayloriste, fondé précisément sur la déqualification systématique du travail. Toute métamorphose brutale de l’organisation de la production, on le sait, est structurellement vouée à rejouer les affres de l’« accumulation primitive [5] », dans la mesure où elle doit convertir complètement un rapport entre des « choses » (nouvelles technologies, réaffectation des investissements, qualités spécifiques de la force de travail) en un rapport social. Mais c’est précisément lors de cette transition que se manifeste parfois le versant subjectif de ce qui deviendra par la suite le cours irréfutable des choses.
Les luttes de 1977 intègrent la fluidification du marché du travail, elles en font un terrain d’agrégation et un point de force. L’interchangeabilité des travailleurs, la mobilité entre travail et non travail, loin de générer de l’atomisation, produisent des comportements homogènes et des habitudes communes, elles se mêlent de subjectivité et de conflit. Dans ce contexte commence alors à s’imposer une tendance qui sera analysée ensuite par Dahrendorf, Gorz et bien d’autres : diminution des emplois manuels traditionnels, croissance du travail intellectuel massifié, chômage d’investissement produit par le développement économique (et non pas par ce qui lui fait obstacle). De cette tendance, le mouvement a donné une expression partisane, il l’a rendue visible et, en un sens, il l’a portée sur les fonts baptismaux, mais en la tordant dans un sens antagoniste. La possibilité de concevoir le travail salarié comme un épisode dans le cours d’une vie, et non plus comme une peine à perpétuité, joua alors un rôle décisif. Les aspirations par conséquent s’inversent : on ne se bouscule plus pour entrer à l’usine ou pour y rester, on explore toutes les voies qui permettent d’y échapper ou de s’en éloigner. De condition subie, la mobilité devient la règle positive et l’aspiration dominante ; l’emploi fixe cesse d’être l’objectif premier pour devenir exception, ou parenthèse.
C’est en raison de ces aspirations, bien plus qu’à cause de la violence, que les jeunes de 77 restent absolument indéchiffrables à la tradition du mouvement ouvrier. Ils font de l’accroissement de la zone du non-travail et de la précarité un parcours collectif, ils la retournent en une migration consciente hors du travail d’usine. Plutôt que de résister à outrance à la restructuration de la production, ils en forcent les lignes et les limites, ils tentent de la pousser à des conséquences imprévues et qui leur soient favorables. Plutôt que de se retrancher dans un fortin assiégé, promis à une défaite passionnée, ils tentent de pousser l’adversaire à s’attaquer à des forteresses vides, depuis longtemps abandonnées. L’acceptation de la mobilité s’accompagne de la revendication d’un revenu garanti, mais aussi d’une conception de la production plus proche de l’exigence de réalisation de soi. Le lien entre travail et socialisation s’érode. Des formes de communauté s’expérimentent en dehors et contre la production directe. Si ce n’est qu’ensuite, cette sociabilité indépendante se manifeste comme insubordination, y compris sur le lieu de travail. Le choix de la « formation ininterrompue », c’est-à-dire le prolongement de la scolarisation même après l’entrée sur le marché du travail aura une importance décisive : elle alimente la « rigidité » de l’offre d’emploi, mais elle fait surtout des acteurs du précariat et du travail au noir des sujets dont le réseau de savoirs et d’informations est toujours démesuré au regard des fonctions diverses et changeantes qu’ils occupent. Il s’agit là d’un excédent inaliénable, irréductible à une prestation de travail donnée : il s’investit ou se dépense toujours en cherchant à peupler et à habiter durablement un territoire qui se situe au-delà d’elle.
Cet ensemble de comportements est évidemment ambigu. Il est en effet possible de le lire comme une réponse pavlovienne à la crise de l’État-providence. En vertu de cette lecture, les assistés, anciens et nouveaux, descendent dans la rue pour défendre leurs enclaves* respectives, diversement creusées dans la dépense publique. Ils sont donc l’incarnation de ces coûts fictifs que les forces néolibérales et anti welfare entendent abolir, ou tout au moins contenir. Il arrive parfois que la gauche prenne la défense de ces enfants illégitimes, non sans quelque embarras et sans manquer de condamner leur « parasitisme ». Mais peut-être est-ce précisément le mouvement de 77 qui a jeté une lumière toute différente sur la crise du welfare state, en redéfinissant radicalement le rapport entre travail et assistance, entre dépenses réelles et « coûts fictifs », entre productivité et parasitisme. L’exode hors de l’usine, qui pour partie anticipe et pour partie marque d’une empreinte différente le chômage structurel naissant, suggère de manière provocante qu’à l’origine de la crise de l’État-providence, il y a peut-être le développement asphyxié, inhibé, moins que modeste, de la sphère du non-travail. Comme s’il disait : le non-travail, il n’y en a pas trop, il y en a trop peu. Une crise, donc, non pas générée par le poids de l’assistance, mais par le fait que l’assistance s’accroît pour sa plus grande part sous forme de travail salarié. Et inversement par le fait que le travail salarié se manifeste, à un certain point, comme de l’assistance. Du reste, les politiques de plein-emploi n’avaient-elles pas surgi, dans les années 1930, à l’enseigne de la maxime sacrée : « Creuser des trous pour les reboucher ensuite » ?
La question centrale – qui se pose de manière conflictuelle en 1977, puis dans les années 1980 comme paradoxe économique du développement capitaliste – est la suivante : le travail manuel, morcelé et répétitif, en raison de ses coûts accrus et pourtant rigides, se révèle non compétitif, comparé à l’automation et, de manière générale, à une nouvelle phase d’application de la science de la production. Il apparaît comme un coût social excessif, une forme d’assistance indirecte, dissimulée et hypermédiée. Mais le fait d’avoir rendu l’effort physique profondément « antiéconomique » est le résultat extraordinaire de décennies de luttes ouvrières : il n’y a vraiment pas de quoi en avoir honte. De ce résultat, nous y insistons, le mouvement de 1977 s’est emparé un temps, en affirmant à sa manière le caractère socialement parasitaire du travail subordonné. C’est un mouvement qui se situe par bien des aspects à la hauteur de la new wave néolibérale, puisqu’il cherche un autre type de solution aux problèmes auxquels elle sera confrontée. Il cherche et il ne trouve pas, et il implose rapidement. Mais, même s’il est resté à l’état de symptôme, ce mouvement a été la seule revendication d’une voie alternative dans la gestion de la fin du « plein-emploi ».
Thèse 2. Après avoir contribué à l’anéantissement des mouvements de classe – y compris sur le plan militaire – et à la première phase de la reconversion industrielle, la gauche historique est progressivement mise sur la touche. 1979 marque la fin du gouvernement de « grande coalition », également appelé de « solidarité nationale », soutenu sans réserve par le PC et le syndicat [6]. L’initiative revient entièrement aux mains de la grande entreprise et des partis centristes.
Suivant un scénario classique, les organisations ouvrières réformistes ont été cooptées à la tête de l’État dans une phase de transition, caractérisée à la fois par un « non plus » (le modèle fordiste-keynésien a vécu) et par un « pas encore » (l’entreprise en réseau, le travail immatériel, les technologies informatiques ne se sont pas encore totalement déployés), et au cours de laquelle il s’agissait de contenir et de réprimer l’insubordination sociale. Ensuite, dès que le nouveau cycle de développement est lancé, dès que l’ouvrier-masse de la chaîne de montage a définitivement perdu son pouvoir d’action contractuel et politique, la gauche officielle devient un fardeau inutile dont il s’agit de se débarrasser au plus vite.
Le déclin du PCI commence à la fin des années 1970. C’est un événement « occidental », italien, lié à la nouvelle configuration du processus de travail. Seule une illusion d’optique a pu laisser penser que ce déclin, qui aboutira en 1990 à la dissolution du PCI et à la naissance du Partito democratico della sinistra (PDS), ait pu dépendre de l’effondrement du « socialisme réel », c’est-à-dire de la chute du Mur de Berlin, bien plus tardive [7].
La défaite de la gauche historique a connu son moment symbolique au milieu des années 1980. En 1984, le gouvernement Craxi met fin au « point de contingence », c’est-à-dire au mécanisme d’indexation des salaires sur l’inflation. Le PCI exige un référendum pour restaurer cette importante conquête syndicale des années 1970. Il l’exige et, en 1985, il le perd de manière retentissante [8]. La conséquence de cette débâcle*, c’est qu’à partir de là, Parti et syndicat adoptent des positions « réalistes », c’est-à-dire de collaboration, sur les questions du salaire et du temps de travail. À partir de 1985, plus aucune forme de tutelle « social-démocrate » ou « trade-unioniste » ne s’exerce sur les conditions matérielles du travail salarié. La classe ouvrière postfordiste a fait ses premières armes sans jamais pouvoir s’appuyer sur un parti ou un syndicat qui lui soient propres. Cela n’était jamais arrivé en Europe depuis l’époque lointaine de la première révolution industrielle.
2e excursus. Le tournant des années 1980 à la FIAT.
À la FIAT, à la charnière entre les deux décennies, la « dialectique » féroce entre la spontanéité conflictuelle de la jeune force de travail, le PCI, et les entreprises qui commencent à changer de physionomie, se laisse apercevoir de manière particulièrement limpide. Le microcosme FIAT anticipe et concentre la « grande transformation » italienne. La pièce se joue en un acte, divisé en trois scènes.
Scène 1. En juillet 1979, la FIAT est bloquée par une grève « à outrance » qui, par bien des aspects, ressemble à une pure et simple occupation des locaux. C’est le point culminant du conflit sur le contrat d’entreprise [9]. Mais il s’agit surtout du dernier grand moment d’offensive ouvrière des années 1970. Les acteurs incontestables en sont les 10000 nouveaux embauchés, qui n’ont commencé à travailler à la FIAT que dans les deux années précédentes. Ce sont des ouvriers « extravagants », tout à fait semblables (par leur mentalité, leur culture métropolitaine, leur niveau de scolarisation) aux étudiants et aux précaires qui avaient tenu la rue en 1977. Ces nouveaux embauchés se sont jusqu’alors distingués par un sabotage assidu des rythmes de travail : la « lenteur », voilà leur passion. Avec le blocage de la FIAT, ils entendent réaffirmer la « porosité », ou l’élasticité du temps de production. Le syndicat et le PCI les désavouent et condamnent ouvertement leur désaffection au travail.
Scène 2. À l’automne 1979, la direction de la FIAT prépare la contre-offensive en licenciant 61 ouvriers, tous des meneurs historiques des luttes d’ateliers. Remarquons bien qu’elle ne les licencie pas pour un quelconque motif lié à l’entreprise, mais au prétexte d’une connivence présumée des 61 avec le « terrorisme ». Peu importe que les magistrats ne disposent d’aucun élément précis contre les « suspects ». L’entreprise « sait », et cela suffit. L’épisode des 61 est en parfaite syntonie avec les gouvernements de « solidarité nationale » et l’équivalence qu’ils postulent entre les luttes sociales extra-institutionnelles et la subversion armée. Le PCI et le syndicat avalisent la décision de la FIAT, en se bornant à opérer quelques distinguos formels.
Scène 3. Un an plus tard, à l’automne 1980, la FIAT lance un plan de restructuration qui prévoit 30000 licenciements. L’usine fordiste est en train d’être démantelée, Mirafiori est appelée à devenir une pièce d’archéologie industrielle. S’ensuivent 35 jours de grève. Le PCI, désormais sorti du gouvernement, y engage toute sa puissance organisationnelle. Le secrétaire du parti, Enrico Berlinguer, tient aux portes de la FIAT un meeting qui restera un « objet de culte » pour les militants de la gauche officielle. Mais il est déjà trop tard. En acceptant l’exclusion des 61 et, avant cela, en contrecarrant et en réprimant la lutte spontanée des nouveaux embauchés, le PCI et le syndicat ont détruit l’organisation ouvrière dans l’usine. On pourrait dire qu’ils ont scié la branche sur laquelle ils étaient, eux aussi, malgré tout, assis. Seule une historiographie malhonnête peut voir dans les « 35 jours » l’affrontement décisif, l’événement autour duquel la situation bascule : tout, en réalité, s’était déjà joué avant, entre 1977 et 1979. Pour gagner la bataille, la FIAT peut compter sur une base massive : les cadres intermédiaires, les petits chefs, les employés. Ce sont eux qui organisent à Turin, en octobre 1980, une manifestation contre la poursuite de la grève ouvrière. Avec un succès inespéré : ils sont 40000 à défiler dans la rue. Le plan FIAT passe.
Thèse 3. Entre 1984 et 1989, l’économie italienne connaît un petit « âge d’or ». Les indices de productivité montent sans discontinuer, les exportations s’accroissent, la Bourse connaît une longue « effervescence ». La « contre-révolution » brandit l’étendard cher à Napoléon III après 1848 : enrichissez-vous*. Les moteurs de ce boom sont les secteurs de l’électronique, l’industrie de la communication (ce sont les années où la Fininvest de Berlusconi prend des proportions monstrueuses), la chimie fine, le textile « postmoderne » type Benetton (qui s’occupe lui-même de la commercialisation de ses produits), les entreprises qui fournissent des services et des infrastructures. L’industrie automobile elle-même, une fois dégraissée et restructurée, réalise des profits exceptionnels pendant plusieurs années.
La nature du marché du travail change profondément. L’emploi bénéficie de moins de cadres institutionnels, il est surtout d’une durée inférieure. La « zone grise » de l’emploi à temps partiel, du travail intermittent, de l’alternance rapide entre surexploitation et chômage, s’étend démesurément. Les besoins en main-d’œuvre industrielle diminuent globalement. Quand Marx parlait de « surpopulation » ou « d’armée industrielle de réserve » (c’est-à-dire des chômeurs), il distinguait trois catégories : la surpopulation fluide (nous dirions aujourd’hui : turn-over, retraites anticipées, etc.) ; la surpopulation latente (là où, à tout moment, l’innovation technologique peut intervenir et réduire massivement l’emploi) ; la surpopulation stagnante (travail au noir, « souterrain », précaire). Eh bien on pourrait dire qu’à partir du milieu des années 1980, les concepts à l’aide desquels Marx analysait l’« armée industrielle de réserve » deviennent au contraire tout à fait pertinents pour décrire la classe ouvrière dans l’emploi. Toute la force de travail employée vit la condition structurelle de « surpopulation » (fluide, latente ou stagnante). Elle est toujours, potentiellement, superflue.
À cela s’ajoute une complète redéfinition de la notion de « professionnalité ». Ce qui est valorisé (et requis) chez chaque travailleur, ce ne sont plus les « vertus » qui s’acquièrent sur le lieu de production, par un effet de la discipline industrielle. Les compétences réellement décisives pour exécuter au mieux les fonctions du travail postfordiste sont celles qui se fabriquent en dehors de la production directe, dans le « monde de la vie ». Autrement dit, la « professionnalité » n’est désormais rien d’autre qu’une sociabilité générique, une capacité à nouer des relations interpersonnelles, une disposition à maîtriser des flux d’informations et à interpréter des messages linguistiques, une adaptation aux reconversions permanentes et imprévisibles. C’est ainsi que le mouvement de 77 est mis au travail : son « nomadisme », son désamour pour l’emploi fixe, un certain auto-entreprenariat, jusqu’à son goût pour l’autonomie individuelle et l’expérimentation, tout cela conflue dans l’organisation de la production capitaliste. Qu’on pense, par exemple, au fort développement, dans l’Italie des années 1980, du « travail indépendant » – c’est-à-dire de l’ensemble des micro-entreprises, parfois à peine plus que familiales, montées par d’anciens travailleurs salariés. Ce « travail indépendant » est bien la suite logique de la migration hors du système de l’usine qui avait commencé en 1977, mais il est strictement subordonné aux diverses exigences des grandes entreprises, il est même le moyen spécifique par lequel les plus grands groupes industriels italiens externalisent une partie de leurs coûts de production. Le travail indépendant comporte presque toujours un formidable degré d’auto-exploitation.
Thèse 4. Le parti socialiste (PSI) dirigé par Bettino Craxi (chef du gouvernement de 1983 à 1987) a été pendant un temps non négligeable l’organisation politique qui a le mieux compris et analysé la transformation productive, sociale et culturelle qui était en cours en Italie.
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, pour assurer sa survie même, le PSI a mené une sorte de guérilla contre ce qu’il appelait le « consociativisme », c’est-à-dire l’accord de principe systématique qui liait les deux principaux partis italiens (la DC et le PCI) sur toutes les principales questions législatives et de gouvernement. C’est pour cette raison que, lors de la séquestration d’Aldo Moro par les Brigades rouges, Craxi s’est opposé à la ligne de « fermeté » (voulue par le PCI et acceptée par la DC) et a soutenu au contraire la nécessité de « négocier » avec les terroristes pour sauver l’otage. Et c’est encore pour cette raison que le PSI a fait front contre les lois spéciales sur l’ordre public, la logique de l’« état d’urgence » et la restriction des libertés consécutive à la répression des formations armées clandestines. Pour échapper à l’étreinte suffocante de ses deux principaux partners (la DC et le PCI, donc), le Parti socialiste apparut comme une tribu politique réfractaire au culte de la « raison d’État ». Les idolâtres ne le lui pardonneront jamais. En revanche, certains de ses accents libertaires lui vaudront quelques sympathies de la part de franges de l’extrême gauche, et de figures sociales issues de l’archipel du mouvement de 1977.
Pendant quelques années, le PSI réussit à offrir une représentation politique partielle aux secteurs du travail salarié qui dérivaient spécifiquement de la reconversion de la production capitaliste. Il a notamment exercé une certaine influence et un certain attrait sur l’intellectualité de masse, à savoir tous ceux qui opèrent dans la production avec pour outils et pour matière première : le savoir, l’information, la communication. Entendons-nous bien : exactement comme, en d’autres temps et sous d’autres cieux, il y a eu des partis réactionnaires de paysans ou de chômeurs (le mouvement populiste américain, par exemple, à la fin du siècle dernier), le PSI a été dans les années 1980 le parti réactionnaire de l’intellectualité de masse. Ce qui signifie qu’il a établi un lien effectif avec la condition, la mentalité, les désirs, les styles de vie, de cette force de travail, mais en faisant basculer tout cela à droite. Ce lien fut tout aussi réel que la bascule fut incontestable : si l’on ignore l’un ou l’autre de ces deux aspects, on n’y comprend plus rien.
Le PSI a mobilisé les franges supérieures (en termes de statut et de revenu) de l’intellectualité de masse contre le reste du travail salarié. Il a intégré à un nouveau système de hiérarchies et de privilèges la prééminence du savoir et de l’information dans le processus productif. Il a promu une culture où la « différence » devient synonyme d’inégalité, d’arrivisme et d’abus. Il a nourri le mythe d’un « libéralisme populaire ».
Thèse 5. À la différence de ce qui s’est passé en France et aux États-Unis, la pensée dite « postmoderne » n’a eu en Italie aucune consistance théorique, mais un sens immédiatement politique. Plus précisément, elle a joué un rôle pour partie consolateur (en prétendant montrer la nécessité de la défaite des mouvements de classe à la fin des années 1970), et pour partie apologétique (en célébrant infatigablement l’état présent des choses et en exaltant les chances* bientôt offertes par la « société de la communication généralisée »).
La pensée postmoderne a fourni une idéologie de masse à la « contre-révolution » des années 1980. Le boniment sur la « fin de l’histoire » a produit en Italie une résignation euphorique [10]. L’enthousiasme général pour la multiplication des formes de vie et des styles culturels a fabriqué une minuscule métaphysique prêt-à-porter*, parfaitement adéquate à l’entreprise en réseau, aux technologies électroniques et à la précarité pérenne du rapport de travail. Les idéologues de la postmodernité, en intervenant la plupart du temps dans les médias, ont clairement joué un rôle de direction éthico-politique de la force de travail postfordiste qui les a régulièrement amenés à se substituer à l’influence traditionnelle des appareils de partis.
3e excursus. L’idéologie italienne
Dans les années 1980, les idées dominantes ont été multiples et variées, elles se sont exprimées à travers mille et un dialectes et se sont parfois opposées de manière très polémique. La victoire capitaliste à la fin de la décennie précédente a autorisé le pluralisme le plus effréné : « avancez, il y a de la place au fond », comme on lit dans les autobus. Parler d’« idéologie italienne » ne signifie rien moins que de ramener cet émiettement satisfait à un principe unitaire, à de solides présupposés communs. Cela signifie s’interroger sur les liens, les complicités et la complémentarité entre des positions apparemment éloignées.
En quoi la culture italienne des années 1980 ressemble-t-elle à une crèche de Noël, avec ses petits ânes, ses rois mages, ses bergers, et sa Sainte famille – autant de visages différents d’un même spectacle ? Une chose surtout : la tendance diffuse à naturaliser les dynamiques sociales. Encore une fois, la société a été représentée comme une « seconde nature » dotée de lois objectives incontestables. Si ce n’est que, et c’est un point absolument remarquable, on applique désormais aux rapports sociaux les modèles, les catégories et les métaphores de la science postclassique : la thermodynamique de Prigogine à la place de la causalité linéaire de Newton, la physique quantique au lieu de la gravitation universelle, le biologisme sophistiqué de la théorie des systèmes de Luhmann plutôt que la « fable des abeilles » de Mandeville [11]. Les phénomènes historiques et sociaux sont appréhendés à partir de concepts comme l’entropie, les fractales, l’autopoïèse. Le principe d’indétermination et le paradigme de l’autoréférentialité assurent la synthèse de l’ensemble.
L’idéologie postmoderne italienne présuppose l’irruption de la physique quantique en sociologie, l’analyse des forces productives en termes de mouvement aléatoire des particules élémentaires. Mais d’où vient cette inclination renouvelée à considérer la société comme un ordre naturel ? Et surtout : appliqués aux rapports sociaux, de quelles extraordinaires transformations les concepts indéterministes et autoréférentiels de la science naturelle moderne sont-ils tout à la fois le symptôme et la mystification ? On peut hasarder une réponse : la grande innovation sous-tendue par cette naturalisation récente et très spécifique de l’idée de société, concerne la place du travail. L’opacité qui semble envelopper les comportements des individus et des groupes, dérive de la perte d’influence du travail (industriel, manuel, répétitif) dans la production générale de la richesse, mais aussi dans la constitution de l’identité des individus, dans la formation des « images du monde » et des valeurs. Une représentation indéterministe s’adapte bien à cette « opacité ». Au moment où le temps de travail n’assure plus sa fonction de principal lien social, il devient impossible de déterminer la « position » de ces corpuscules isolés, leur « direction », l’issue de leurs interactions.
Cet indéterminisme est en outre accentué par le fait que l’activité productive postfordiste ne se présente plus comme une chaîne silencieuse de causes et d’effets, d’antécédents et de conséquences, mais qu’elle est caractérisée par la communication linguistique, et donc par une corrélation interactive où prédomine la simultanéité, sans causalité univoque. L’idéologie italienne (« pensée faible », esthétique du fragment, sociologie de la « complexité », etc.) se saisit de ce lien inédit entre savoir, communication et production, en même temps qu’elle le dégrade au rang de nature.
Thèse 6. Quelles ont été les formes de résistance à la « contre-révolution » ? Et quels conflits sont apparus dans ce nouveau paysage social dont la contre-révolution a dessiné les contours ? Il nous faut en premier lieu apporter une précision en négatif : au nombre de ces résistances et de ces conflits ne figure pas l’action des Verts. Si en Allemagne et ailleurs, l’écologisme a hérité de questions et d’exigences issues de mai 68, en Italie au contraire, il s’est construit en opposition aux luttes de classes des années 1970. Il s’est agi d’un mouvement politique modéré et peuplés de « repentis », rejeton légitime des temps nouveaux. Les expériences collectives qu’il faut ici rappeler sont d’une autre nature. Il y en a trois, exactement : les « centres sociaux » de la jeunesse, les comités de base extrasyndicaux qui se sont imposés sur les lieux de travail à partir du milieu des années 1980 ; le mouvement étudiant qui, en 1990, a paralysé l’activité universitaire pendant plusieurs mois, en s’attaquant précisément au « noyau dur » du postfordisme, à savoir la centralité du savoir dans le processus productif.
Les centres sociaux, qui se sont multipliés dans tout le pays à partir du début des années 1980, ont représenté un choix de sécession : vis-à-vis des formes de vie dominantes, des mythes et des rites des vainqueurs, et du vacarme médiatique.
Cette sécession s’est exprimée sur le mode de la marginalité volontaire, du ghetto, d’un monde à part. Concrètement, un « centre social » est un immeuble vacant, occupé par des jeunes et transformé en lieu d’activités alternatives : concerts, théâtre, cantine collective, accueil des immigrés extracommunautaires, débats, etc. Dans certains cas, les « centres » ont donné lieu à de petites activités artisanales, reproduisant ainsi le vieux modèle des « coopératives » socialistes du début du siècle.
Généralement ils ont mis en avant (ou simplement évoqué) une forme de sphère publique non filtrée par les appareils d’État. Une sphère publique, cela veut dire un espace où débattre librement de questions d’intérêt commun, de la crise économique aux égouts du quartier, de la guerre en Yougoslavie à la question de la drogue. Depuis quelque temps, un bon nombre de « centres » se servent des réseaux informatiques alternatifs pour mettre en circulation documents politiques, cris et chuchotements du « sous-sol » de la société, récits de luttes, messages personnels. Dans l’ensemble, l’expérience des centres sociaux a été une tentative de donner une expression autonome et un contenu positif à l’augmentation du temps de non-travail. Une tentative entravée, pourtant, par un certain penchant à constituer une « réserve d’Indiens » qui a presque toujours caractérisé (tristement) cette expérience [12].
Les Comités de base (Cobas) se sont constitués parmi les enseignants (avec le conflit mémorable, long et victorieux qui bloqua les écoles en 1987 [13]), les cheminots, les employés des services publics. Par la suite, ils se sont étendus à un certain nombre d’usines (en particulier chez Alfa Romeo, où le Cobas a déboulonné la CGIL aux élections internes). Les Comités de base ont engagé des conflits très durs sur le salaire et les conditions de travail. Ils refusent de se considérer comme un « nouveau syndicat » et cherchent plutôt à nouer des liens avec les centres sociaux et les étudiants, à mettre en place des formes d’organisation politique à la hauteur de la « complexité » postfordiste. Ils se font surtout l’écho d’une exigence de démocratie. Démocratie contre les mesures législatives qui, dans les années 1980, ont en substance révoqué le droit de grève dans la fonction publique. Démocratie contre le syndicat qui, dépassé par le nouveau processus productif, s’est mué en structure étatique autoritaire, en adoptant des méthodes et des façons de faire dignes d’un trust monopoliste. La trajectoire des Comités de base a connu son acmé à l’automne 1992, pendant les grèves contre les manœuvres économiques du gouvernement Amato (réduction brutale des dépenses sociales : retraites, santé, etc.). Dans toutes les grandes villes italiennes, le « collaborationnisme » syndical est violemment contesté : tirs de boulons sur les podiums des meetings, contre-manifestations organisées par les Cobas... Un petit Tienanmen qui a commencé à régler ses comptes avec le « syndicat monopoliste d’État ».
Tandis que les centres sociaux et les Cobas ont incarné, avec plus ou moins d’efficacité, les vertus de la « résistance », le mouvement étudiant (appelé « mouvement de la Pantera » car sa naissance, en février 1990, coïncida avec l’heureuse fugue d’une panthère du Zoo de Rome) a pu évoquer, au moins pour un temps, une véritable « contre-offensive » de l’intellectualité de masse [14]. Le lien entre savoir et production, qui n’avait montré jusqu’alors que son versant capitaliste, apparut soudain comme un élément central du conflit et une ressource politique précieuse. Les universités occupées contre le projet gouvernemental de « privatiser » l’éducation, sont devenues, pendant quelques mois, un point de ralliement pour ce travail immatériel (chercheurs, techniciens, informaticiens, enseignants, employés de l’industrie culturelle, etc.), qui, dans les métropoles, était encore éparpillé en mille ruisseaux incommunicants, sans aucune puissance collective. Le mouvement de la panthère s’éclipsa rapidement, et demeura à peine plus qu’un symptôme ou une promesse. Il échoua à identifier des objectifs clairs, capables de garantir une continuité à l’action politique. À force de s’auto-analyser et de se regarder le nombril, il finit par se pétrifier. Mais, cette auto-référentialité hypnotique a éludé une question importante : pour avoir des effets politiques et détruire ce qui mérite de l’être, l’intellectualité de masse ne peut se borner à une série de refus. En partant de ce qu’elle est, elle doit matérialiser, en positif et sur un mode expérimental et constructif, ce que les hommes et les femmes pourraient faire hors du rapport de capital.
Thèse 7. L’effondrement du « socialisme réel », en 1989, a bouleversé le système politique italien de manière bien plus profonde que ce qui s’est passé dans les autres pays d’Europe occidentale (y compris en Allemagne, malgré les contrecoups de la réunification). Ce tremblement de terre soudain (et les lourds symptômes de récession économique qui l’ont accompagné) n’a pas permis que le « contrepoison » à l’épopée capitaliste des années 1980 produise tous ses effets – c’est-à-dire un ensemble de luttes sociales visant pour le moins un rééquilibrage physiologique de la distribution du revenu.
Les feux allumés par les Cobas et le mouvement de la Pantera ne sont pas parvenus à atteindre le seuil critique, à se propager jusqu’à ce qu’ils deviennent des comportements de masse durables : ils ont été étouffés, submergés par le fracas de la crise institutionnelle. Les sujets et les besoins issus du mode de production postfordiste, plutôt que de présenter la facture à l’imprudent apprenti sorcier, ont endossé des déguisements trompeurs qui ont occulté son visage véritable. Le rapide délitement de la Première République a surdéterminé, jusqu’à les rendre méconnaissables, les dynamiques de classe de « l’entreprise-Italie » (pour utiliser une expression chère à l’ex-Président du Conseil, Silvio Berlusconi).
Thèse 8. La chute du mur de Berlin n’a pas été la cause de la crise institutionnelle italienne, mais l’occasion extrinsèque qui lui a permis de remonter à la surface, pour se laisser finalement distinguer à l’œil nu. Le système politique national était rongé par une longue maladie qui n’avait rien à voir avec l’opposition Est-Ouest. Une maladie contractée dans les années 1970. Son nom : consomption et dépérissement de la démocratie représentative, de ses règles et de ses procédures, des fondements sur lesquels elle repose. La catastrophe des régimes de l’Est a pesé en Italie plus qu’ailleurs, précisément parce qu’elle a permis de déguiser une tout autre catastrophe, parce qu’elle a masqué une crise d’un tout autre ordre.
C’est le déclin de la société du travail qui a chamboulé les mécanismes de la représentation politique. Car celle-ci est fondée depuis l’après-guerre sur l’identité entre « producteurs » et « citoyens ». L’individu représenté dans le travail, le travail représenté dans l’État : tel est l’axe de la démocratie industrielle (mais aussi du Welfare State). Un axe déjà fragilisé quand, à la fin des années 1970, les gouvernements de « solidarité nationale » ont voulu célébrer avec une fougue intraitable son dynamisme et ses valeurs. Un axe qui achèvera de s’effondrer au cours des années suivantes, au plus fort de la grande transformation du système productif. Le poids désormais résiduel du temps de travail dans la production de richesse, le rôle déterminant qu’y jouent le savoir abstrait et la communication linguistique, le déplacement des processus de socialisation en dehors de l’usine et du bureau, tout cela, et bien d’autres choses encore, mine les fondements mêmes de la Première République (qui, comme le dit la Constitution, est précisément « fondée sur le travail »). Ce sont les travailleurs postfordistes qui se sont soustrait les premiers à la logique de la représentation politique. Ils ne se reconnaissent pas dans un quelconque « intérêt général », ils sont moins que jamais disposés à se « faire État ». Ils n’éprouvent que méfiance ou rancœur envers les partis, parce que ce sont des copywriters d’identités collectives.
Cette situation ouvre la voie à deux options non seulement différentes, mais diamétralement opposées. La première consiste à émanciper le concept de « démocratie » de celui de « représentation », c’est-à-dire à inventer et à expérimenter des formes de démocratie non représentative. Que cela soit clair : il ne s’agit pas de poursuivre l’illusion d’une simplification salvatrice de la politique. Au contraire, la démocratie non représentative exige un mode opératoire plus complexe et plus sophistiqué que jamais. Elle empiète en effet sur l’action des appareils administratifs d’État, elle entame leurs prérogatives et elle absorbe leurs compétences. Elle est une tentative de traduire en action politique ces forces productives – communication, savoirs, science – qui sont centrales dans le processus de production postfordiste. Cette première option est restée et restera encore un certain temps au second plan. C’est l’option inverse qui s’est imposée : l’affaiblissement structurel de la démocratie représentative se manifeste comme une restriction tendancielle de la participation politique, c’est-à-dire de la démocratie tout court*. En Italie, les tenants de la réforme institutionnelle prennent appui sur la crise profonde et irréversible de la représentation pour légitimer une réorganisation autoritaire de l’État.
Thèse 9. Au cours des années 1980, un ensemble de signes peu équivoques avaient préfiguré la fin peu glorieuse vers laquelle s’acheminait la Première République. La débâcle de la démocratie représentative fut notamment annoncée par les phénomènes suivants : a) l’« urgence » (c’est-à-dire le recours à des lois spéciales et la création d’institutions non moins exceptionnelles pour les appliquer) comme forme stable de gouvernement, comme technique institutionnelle pour faire face, selon les nécessités, à la lutte armée clandestine ou à la dette publique ou à l’immigration ; b) le transfert de nombreuses compétences du système politique parlementaire à la sphère administrative, la prévalence de l’« ordonnance » bureaucratique sur la « loi » ; c) le pouvoir démesuré de la magistrature (qui s’est imposée dans la répression du terrorisme), le rôle de supplétif du pouvoir politique qu’elle a endossé ; d) les comportements aberrants du président Cossiga qui, à la fin de son mandat, commence à agir « comme si » l’Italie était une République présidentielle (et non parlementaire).
Après la chute du Mur, tous les symptômes de la crise imminente se cristallisent dans la campagne d’opinion, menée presque unanimement par la gauche comme par la droite, pour liquider le symbole le plus visible de la démocratie représentative : le scrutin proportionnel aux élections législatives. En 1993, le système électoral majoritaire est introduit après abrogation des anciennes règles par voie de référendum. Cette modification, en même temps que l’opération judiciaire Mani pulpite (qui a abouti à l’inculpation pour corruption d’une part importante de la classe politique), accélère ou parachève la décomposition des partis traditionnels. Dès 1990, le PCI s’était transformé en PDS (Partito democratico della sinistra), abandonnant tout reliquat de référence à la lutte de classes, et se proposant de devenir un parti « léger [15] » ou d’« opinion ». La Démocratie chrétienne part en morceaux, jusqu’à ce qu’en 1994, elle change elle aussi de nom : le Partito popolare est né. Les plus petites formations du centre (y compris le PSI, qui avait d’ailleurs anticipé par bien des aspects l’exigence d’une profonde réforme institutionnelle) disparaissent du jour au lendemain. Toutefois, l’aspect le plus remarquable de cette convulsion prolongée qui a secoué le système politique italien au début des années 1990, est la constitution d’une nouvelle droite. Une droite qui n’est en rien conservatrice, mais vouée au contraire à l’innovation, ancrée dans le travail salarié, capable de donner une expression partisane aux principales forces productives de notre temps.
Source : La Horde d’or, Italie 1968-1977