lundi 10 janvier 2011
Dernière modification : lundi 30 juin 2014
En guise de contrepoint à la nomination de Pierre-Michel Menger au Collège de France, nous remettons cet article en évidence ici, comme ce fut le cas suite à un rapport de la cour des comptes publié en 2012 qui attaquait les intermittents [1].
La meilleure des polices ne porte pas d’uniforme.
La Rumeur
À la veille d’une prochaine « négociation » à l’Unedic, et juste avant une séance de l’université ouverte qui aura lieu à ce propos le vendredi 21 janvier [2], il nous a paru nécessaire de publier le texte qui suit.
Depuis 2006, au fil des séances de l’université ouverte, nous avons cherché à identifier les axes et les ressorts du gouvernement des populations, et, par exemple, les particularités d’une [individualisation néolibérale [3] dont aucun discours général sur « l’individualisme » ne saurait rendre compte.
Le texte suivant offre pour sa part une analyse locale des modalités d’évitement de toute problématisation, de dépolitisation des conflits et de neutralisation des singularités auxquelles concourent savants, experts et journalistes -autant de figures professionnelles majeures de l’époque- à propos d’une intermittence qui se doit d’être décrite et vue comme « exceptionnelle » afin d’essayer d’assurer... la permanence d’un ordre social à laquelle contribue -spécialement « à gauche »...- la néfaste chimère du plein-emploi.
LA PROBLÉMATISATION
Parce que nous avons les solutions que « méritent » les questions que l’on pose, Michel Foucault et Gilles Deleuze font de l’élaboration des problèmes un des enjeux majeurs de la politique. Les énoncés, les représentations et les significations dominants fonctionnent comme une « grille » qui affecte à la fois notre manière de percevoir, de sentir et de comprendre. Tout ce qui arrive, tout ce que l’on fait et que l’on pense, tout ce que l’on pourrait penser ou faire dans le domaine social et économique, est rabattu sur cette grille d’énoncés et de significations qui constitue l’horizon d’interprétation et d’énonciation du monde. Nommer l’emploi et le chômage « les » problèmes d’une époque, c’est définir un cadre qui fixe les bornes des possibles, c’est énoncer ce qui est important et remarquable, c’est délimiter ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, et c’est ainsi circonscrire les contours de l’action et de l’énonciation politique. C’est en ce sens que pour Foucault, le pouvoir de poser les problèmes est un pouvoir de politisation, c’est-à-dire un pouvoir d’introduire de nouveaux objets et de nouveaux sujets dans l’espace du politique et d’en faire les enjeux d’une lutte et d’une polémique [4].. La problématisation introduit dans l’espace public non seulement de nouveaux objets et de nouveaux sujets, mais aussi des « règles d’action, des modes de rapport à soi », c’est-à-dire des modes de subjectivation possibles. Le mouvement des intermittents, en rompant avec la grille conceptuelle du consensus institutionnel entre syndicats, patrons et État, en mettant l’accent sur de « nouveaux droits sociaux » plutôt que sur le « droit à emploi », s’est directement attaqué au « monopole » de la problématisation, en introduisant de nouveaux problèmes et de nouvelles questions, et donc des enjeux inédits pour la pensée et pour l’action.
Le droit de problématisation en matière d’emploi et de chômage est réservé aux seuls « partenaires sociaux » (le « paritarisme » des organisations patronales et des syndicats « représentatifs » de travailleurs). Ici, comme dans d’autres domaines, les décisions sont prises dans des institutions qui, depuis longtemps, ont déserté l’espace public de la division et la confrontation politique. Les modalités d’évaluation et de mesure des déficits, des coûts, des investissements, ainsi que les questions relatives à leur sens et à leurs finalités, sont soustraites à toute problématisation publique, à toute polémique et confiées à des spécialistes (regroupements d’intérêts économiques, experts, savants, administrations d’État). Les institutions de prévoyance et de solidarité nées des combats ouvriers, gérées et cogérées par des représentants des cotisants (le syndicat patronal et les syndicats des travailleurs) ne sont plus, depuis longtemps, des instruments de « démocratie du travail » et de « démocratie de la production ». La démocratie du travail et de la production s’est transformée en pouvoir « oligarchique » de certaines composantes syndicales et du patronat. La gestion paritaire de la Sécurité sociale, fondée sur la logique des relations industrielles fordistes, ignore les « intérêts » de tous les nouveaux sujets (chômeurs, précaires, femmes, malades, handicapés, étudiants, etc.) et néglige tous les nouveaux clivages sociaux et politiques que la différentiation néolibérale a fait apparaître depuis la fin des années 1970.
Or le rapport de force établi par le mouvement des intermittents a permis, pour un court laps de temps, d’ouvrir une brèche et d’ébranler ce monopole de la problématisation.
Par ailleurs, plus l’on s’est enfoncé dans la « crise » de l’« emploi » et du « chômage » et plus, paradoxalement, ces mots ont cessé de désigner des réalités à interroger et se sont changés, peu à peu, en mots d’ordre pour la pensée et l’action, contribuant à la production de clichés consensuels. Ces mots recouvrent maintenant des « vérités » (celles du libéralisme) qu’il faut croire : si l’emploi est posé unilatéralement comme la bonne question, alors il est la bonne solution, et pour l’augmenter il faut réduire la fiscalité des entreprises, augmenter la flexibilité du marché du travail, baisser le niveau des protections sociales, etc. Toutes ces « vérités » n’ont jamais été démontrées, pour la bonne raison qu’elles sont indémontrables.
Les mots d’ordre sur l’emploi et le chômage constituent les points innommables et inracontables à partir desquels se déploient les récits et les discours du pouvoir, à partir desquels s’ouvre la possibilité de la parole et du savoir des gouvernants. Les mots d’ordre constituent les présupposés implicites et non explicitables des pratiques discursives (les foyers non discursifs de l’énonciation). Comme le discours de la « réforme » du régime d’assurance chômage, le discours économique est préalablement structuré par une réalité non discursive qui renvoie à des relations de pouvoir, de désir d’enrichissement, d’inégalité, d’exploitation, etc.
Cette fonction d’institution et de sélection des problèmes et des solutions opérée par les sémiotiques signifiantes établit un premier partage entre gouvernants et gouvernés. Les gouvernants ont le pouvoir de définir les problèmes et de formuler les questions (ils nomment les possibles), et établissent ainsi ce qui est remarquable, important, pertinent, digne d’être agi et parlé, tandis que la liberté d’expression des gouvernés s’exerce à l’intérieur des limites du « faire » et du « dire » déjà codifiés, déjà établis par les problèmes et les solutions des gouvernants.
Les problèmes et les significations, comme nous le rappellent Gilles Deleuze et Félix Guattari [5], sont toujours les problèmes et les significations de la réalité dominante et la machine communicationnelle des sémiotiques signifiantes n’est là que pour produire et répéter cette évidence. Les problèmes et la grille des énoncés et des significations dominantes constituent de véritables barrières sémiotiques pour le mouvement des intermittents. Tout ce qui ne rentre pas dans la définition consensuelle de l’emploi et du chômage sera littéralement inaudible, incommunicable et intransmissible pour tout journaliste, savant ou expert. Comme nous avons pu aisément le vérifier tout au long du conflit, au-delà de la mauvaise foi ou de la misère intellectuelle de la plupart des journalistes, la question n’est pas cognitive, mais éthico-politique. Même les plus ouverts et les plus informés ne comprennent littéralement pas de quoi il s’agit, puisque le discours porté par la Coordination présuppose, pour être intelligible, une modification, un déplacement du problème.
L’INTERPRÉTATION ET LA TRANSMISSION DES MOTS D’ORDRE
À partir des mots d’ordre que sont l’emploi et le chômage, à partir du consensus qui s’en dégage, les sémiotiques des journalistes, des savants et des experts, mettent en mouvement une énorme machine d’interprétation et de narration et une puissante machine d’assujettissement qui déploie l’univers libéral des significations et de sens. Autrefois privilège exclusif du politique, la parole, qui élabore et énonce les problèmes, qui établit les limites du dire et du faire, se forme aujourd’hui au croisement des pratiques non discursives du marché et d’un agencement d’énonciations que nous pouvons réduire, sans trop le dénaturer, à celui du savant, de l’expert et du journaliste. Tout ce qui est arrivé, qui arrive et qui va arriver sera interprété par le savant, l’expert et le journaliste à la lumière de la grille des problèmes et des énoncés du capitalisme contemporain (emploi, croissance, marché, concurrence, etc.).
Mais pourquoi, dans nos sociétés sécuritaires, l’agencement de l’expert, du journaliste et du savant remplace-t-il le politique ? Pourquoi l’expertise à laquelle participent le journaliste, l’expert et le savant tend-elle à se substituer à l’espace de la confrontation politique des points de vue ? Parce que le système démocratique contemporain fonctionne sur la croyance selon laquelle il n’y a pas de litige, pas de division possible sur les présupposés implicites du consensus social. S’il y a accord sur le fait que la question sociale fondamentale est celle de l’emploi, la différence de point de vue entre la vision syndicale (garantir les droits de la subordination salariale) et la vision entrepreneuriale (garantir les prérogatives du « capital humain ») peut être facilement conciliée par l’expert. Sa médiation/traduction est largement suffisante.
Cette machinerie pacifiée qui distribue les rôles et les fonctions entre politique, savant, expert, journaliste, s’enraye seulement lorsque, comme dans le conflit des intermittents, il y a refus du consensus (autour de l’emploi), lorsqu’une force politique (les coordinations) retire son accord aux présupposés implicites qui sont véhiculés par les « énoncés-mots d’ordre » dominants et produit un « autre [agencement collectif d’énonciation » à partir duquel une parole singulière pourra se construire [6]. Pour déployer cette parole il ne suffit pas de la « libérer » des dispositifs du pouvoir, mais il faut la construire. Les réseaux de pouvoir se trouvent dès lors confrontés à une situation inédite.
En nous inspirant librement des travaux de Michel de Certeau, nous pourrions décrire la constitution, l’interprétation et la transmission des mots d’ordre produits par l’agencement entre savants, experts et journalistes de la façon suivante : le savant a la fonction d’interpréter les énoncés qui définissent ce qui importe, ce qui est remarquable pour la société, et éventuellement de les interroger à travers ses savoirs spécialisés. L’expert fonctionne comme un opérateur de médiation et de traduction de ces savoirs spécialisés dans le langage des décideurs politiques, économiques et de l’administration étatique. Les médias sélectionnent, interprètent et transmettent à leur tour les énoncés du savant et de l’expert en les reformulant dans les langages de l’opinion, en les faisant circuler dans l’espace sémiotique commun, auprès des différents publics. Le discours sur l’emploi, le chômage et le travail a ainsi ses énonciateurs, ses interprètes et traducteurs, et ses « embrayeurs », qui assurent la cohérence entre différents types d’énoncés (les concepts des savants, les jugements des experts et les opinions des journalistes) ainsi qu’entre les dispositifs qui les produisent (l’Université, les médias, le cabinet d’experts).
Nous pouvons rectifier légèrement la théorie de Michel de Certeau en affirmant que les rapports des forces entre le journaliste, l’intellectuel et l’expert penchent largement en faveur du premier, puisque les médias ont de moins en moins besoin de se rapporter à des analyses extérieures (celles de l’intellectuel et de l’expert). Au contraire, les savants et les experts « sont conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes de la communication contemporaine » [7]. Avec l’agencement du savant, de l’expert et du journaliste nous avons un premier « régime de signes » d’interprétation et de diffusion qui implique plusieurs conditions : premièrement que les signes renvoient aux signes indéfiniment, puisque le discours produit est absolument tautologique et arbitraire ; deuxièmement qu’il y ait des catégories de personnes spécialisées (le savant, l’expert, le journaliste) qui ont pour « tâche de répandre ces signes, de dire ce qu’ils veulent dire, de les interpréter, d’en fixer le signifié [...], et troisièmement il faut encore qu’il y ait des individus (les différents publics) qui reçoivent les messages, écoutent l’interprétation, et obéissent à leurs injonctions » [8]. Il n’est pas difficile de voir qu’à travers l’agencement du savant, du journaliste et de l’expert, nous sommes en train de décrire une métamorphose du « pouvoir pastoral », un nouveau « prêtre » et un nouveau « troupeau ». L’agencement du savant, de l’expert et du journaliste prend en charge le public à travers des technologies sémiotiques de « gouvernement des âmes ».
LE SAVANT DU CONFLIT
Les travaux de Pierre Michel Menger, directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS ainsi que directeur du Centre de sociologie et des arts et « spécialiste » en sociologie du travail et en sociologie des arts, conviennent parfaitement à une description du fonctionnement de ces agencements, puisqu’ils ont fourni aux médias les bons énoncés à transmettre : des « clichés » parfaitement adaptés au gouvernement de l’opinion publique pour la bonne réussite de la « réforme ». D’une part, ils font de l’intermittence une « exception du marché du travail » et, d’autre part, ils font de l’emploi permanent l’instrument et la mesure de la nécessaire régulation du « trop » d’intermittents qui accable la production culturelle. En positionnant la catégorie d’emploi à durée indéterminée comme le but et le sens de l’action sociale et économique, Menger fixe les limites de l’action possible et raisonnable dans le marché du travail culturel (tout ce qui sort de cette « grille » est disqualifié de naïf, irrationnel, utopique, etc.). Les politiques de l’emploi culturel proposées par ce savant montrent bien comment faire fonctionner les dispositifs disciplinaires dans une société de sécurité. Son dernier livre est tout entier construit sur l’opposition disciplinaire entre normal (de l’emploi et du chômage standard) et anormal (l’emploi et le chômage intermittents), comme son titre l’indique clairement : Les Intermittents du spectacle : sociologie d’une exception [9]. Pour Menger, « il ne s’agit pas d’un chômage ordinaire, tout comme il ne s’agit pas d’un emploi ordinaire. [...] La réglementation du chômage des intermittents est celle d’une couverture atypique d’un risque atypique. Mais la flexibilité hors normes a des conséquences redoutables [10] » Chômage et emploi extraordinaires, risques et couverture des risques atypiques, flexibilité hors norme, nous sommes en pleine « exception » disciplinaire. Menger drape ses arguments sur le secteur de la culture et le régime de l’intermittence dans une formalisation savante qui vise à ramener et enfermer les questions posées par le mouvement des intermittents dans le cadre rassurant de l’anormal, de l’exception, de l’atypique. Les politiques de l’emploi à mettre en œuvre doivent éradiquer l’exceptionnel et rétablir le fonctionnement standard du marché du travail, qui prévoit à la fois la reconstruction de la fonction d’entrepreneur (son autonomie) et la réimposition de la fonction du salarié (sa subordination), de façon à pouvoir assigner à chacun leur place (« leurs droits et leurs devoirs », dans le jargon politicien et savant) dans l’organisation du travail. Pour le dire dans les termes durkheimiens du savant, il faut rétablir une « hiérarchie directe et organisée » sur un marché du travail déréglé par des conduites non conformes à la normalité de la relation capital-travail. Nous savons que ces fonctions ne mènent pas une existence naturelle, mais qu’il faut les produire et les reproduire par une intervention continue des politiques de l’emploi. C’est ce que la « réforme » s’est employée à faire.
Menger n’est pas à un paradoxe près et réussit même à renverser sur le régime de l’intermittence les responsabilités qui reviennent aux politiques néolibérales : « Il ne sert à rien de dénoncer une précarité générale, si l’on ne se rend pas compte que c’est le système de l’emploi intermittent qui crée, par lui-même, de la précarité [...]. La désintégration du marché du travail est inscrite dans le principe même de l’intermittence » [11]. Cette affirmation laisse de côté le fait que la précarité s’est développée également, et depuis trente ans, dans tous les secteurs de l’économie. Elle est, de toute façon, démentie par la réalité des professions du marché du travail culturel qui ne sont pas couvertes par le régime de l’assurance chômage des intermittents [12].
Dans des professions dont l’activité n’ouvre pas de droits à l’intermittence se développent les mêmes phénomènes (mais aggravés) de sous-emploi et de précarité que l’on peut constater chez les intermittents. Sans un régime d’indemnisation comme celui de l’intermittence, les individus, pour vivre, soit ont recours aux minima sociaux (notamment au RMI), soit sont obligés de cumuler plusieurs emplois. En renversant le point de vue de Menger, on pourrait affirmer que si l’inégalité est davantage accentuée dans ces niches du marché de l’emploi culturel (et dans tous les autres secteurs caractérisés par la discontinuité de l’emploi), c’est précisément à cause de l’absence d’un régime d’indemnisation qui prenne en compte la discontinuité de l’emploi et les modalités du travail et de formation dans l’économie flexible. La pauvreté, le sous-emploi, les énormes inégalités de revenus, ne dépendent pas du régime de l’intermittence, mais de l’organisation flexible de l’industrie culturelle et du fonctionnement de son marché.
Se rejoue ici ce qui se passe dans les autres domaines de l’économie depuis trente ans : la politique du plein l’emploi (créer de « vrais » emplois, stables et à plein temps), en négligeant les conditions actuelles de la production, divise et fragmente le marché du travail en créant une disparité croissante de situations. Elle ne fait qu’alimenter la différentiation, démultiplier les inégalités et constituer ainsi le terreau idéal pour que la gestion néolibérale du marché du travail puisse s’implanter et se déployer. Les politiques de l’emploi sont subordonnées à la logique libérale, parce qu’elles ne font que segmenter, différencier ultérieurement, accroître la concurrence entre « garantis » et « non garantis », entre emplois stables et emplois précaires, et rendre ainsi possible la politique de l’« optimisation des différences », la gestion différentielle des inégalités du gouvernement des conduites sur le marché du travail.
LE CHÔMAGE ET LE TRAVAIL INVISIBLE
Le « chômage » joue un rôle stratégique dans les significations et les récits néolibéraux. Son analyse aboutit à la même distinction disciplinaire entre le normal (l’assurance chômage telle qu’elle a été instituée dans l’après-guerre) et l’anormal (l’assurance chômage telle qu’elle a été utilisée, détournée, appropriée par les intermittents). Menger, comme tous les experts des politiques de l’emploi culturel, voudrait ramener l’assurance chômage pervertie par l’intermittence (puisqu’elle finance aussi l’activité, les projets culturels, artistiques et les projets de vie des intermittents) à sa fonction dite naturelle de simple couverture de risque de perte d’emploi. Mais Menger, comme la plupart des experts, semble ignorer que dans un régime d’« accumulation flexible », le chômage change de sens et de fonction. La séparation nette et tranchée entre emploi et chômage (le chômage comme envers de l’emploi), instituée dans un régime d’accumulation fort différent (standardisation et continuité de la production, et donc stabilité et continuité de l’emploi), s’est transformée en une imbrication de plus en plus étroite entre périodes d’emploi, périodes de chômage et périodes de formation.
Lorsque nous analysons le secteur culturel, la première chose qui saute aux yeux est en effet la disjonction entre travail et emploi. La durée de ce dernier ne décrit que partiellement le travail réel, qui l’excède. Les pratiques de travail des intermittents (formation, apprentissage, circulation de savoirs et des compétences, modalité de coopération, etc.) passent par l’emploi et le chômage, sans s’y réduire [13]. Le temps de l’emploi ne recouvre que partiellement les pratiques de travail, de formation et de coopération des intermittents. Ces modifications ne datent pas d’aujourd’hui, mais du début des années 1980. Corrélativement, le chômage a cessé d’être réductible à un temps sans activité. Ainsi, l’assurance chômage ne se limite pas à couvrir le risque de perte d’emploi, mais garantit la continuité de revenu qui permet de produire et de reproduire l’imbrication de toutes ces pratiques et temporalités, qui ne sont pas ici à la charge complète du salarié comme elles le sont dans d’autres secteurs.
La focalisation de Menger sur la catégorie de l’emploi (« culturel ») et le type de solutions qu’elle impose l’empêche de saisir le sens de la mutation économique que nous sommes en train de vivre. À partir de notre enquête sur les intermittents, nous pouvons souscrire complètement à cette remarque du rapport du Cerc (Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale) sur la sécurité de l’emploi [14], qui ne fait pas des phénomènes que nous avons rencontrés dans l’intermittence une exception, une anormalité, mais plutôt la règle : « À la coupure franche entre emploi et chômage, entre travail salarié et travail indépendant, s’est substitué une sorte de « halo » de l’emploi, au statut flou - à la fois chômeur et salarié, par exemple, ou indépendant et salarié -, tandis que se multipliaient les types de contrats de travail temporaires (contrats à durée déterminée d’usage, intermittents, intérim) » [15]. La prétendue « exception » de l’intermittence est en train de devenir la norme du régime salarial, comme l’affirment les coordinations des intermittents depuis 1992. Les catégories « ordinaires » ou « classiques » que Menger voudrait rétablir dans le régime de l’intermittence ont du mal à fonctionner même dans les secteurs « normaux » de l’économie. Contrairement à ce qu’il soutient, la différence entre le chômage intermittent et le chômage dans les autres secteurs est une différence de degré et non de nature.
Le « grand récit » de l’emploi (ou du plein emploi) est donc interprété, parlé, mis en scène selon deux logiques discursives qui ne sont pas contradictoires : la défense des salariés à contrat à durée indéterminée et la défense de l’entrepreneur et de l’entreprise. Si ces deux discours ne sont pas contradictoires, c’est parce qu’ils s’attaquent au régime de l’intermittence pour des raisons différentes. Les libéraux, parce que d’une part, alors même qu’ils exploitent la mobilité et la flexibilité, ils ne veulent pas en payer le prix en termes d’allocations chômage (« elles n’incitent pas à la concurrence », « elles favorisent la fainéantise »). D’autre part, dans une situation de précarité croissante, la continuité des revenus et des droits que l’intermittence garantit (même partiellement) dans la discontinuité de l’emploi pourrait créer des émulations dans d’autres secteurs de travailleurs précaires. Les syndicats et la gauche, de leur côté, n’en veulent pas non plus parce qu’ils ont le plein emploi pour objectif, c’est-à-dire de « vrais emplois » pour (ajoutent-ils sans le dire publiquement) de « vrais artistes » et de « vrais professionnels ». L’intermittence n’est qu’un pis-aller qu’il faut dépasser pour un « emploi stable » avec lequel les syndicats pourront retrouver leurs repères.
Il est aisé de comprendre le rôle que la position du « savant » Menger a joué dans la bataille des discours et des signes. Les concepts théoriques et les interprétations du conflit formulés par Menger ont été sélectionnés par les médias, parce que son discours sur l’emploi culturel, le déficit, la nécessaire régulation et normalisation du « trop », entrait en parfaite résonance, aux moments cruciaux de la lutte des intermittents, avec la grille d’interprétation des journalistes, des experts, des politiques et des responsables syndicaux. Ses concepts se sont ainsi constitués en mots d’ordre, circulant d’un média à un autre, renforçant et confirmant par cette circulation leur pouvoir et leur pérennité.
Les médias écrits et surtout audiovisuels « embrayent » sur ces énoncés savants dans les discours, dans la parole qui circule dans les réseaux institutionnels et sociaux. Ils sélectionnent les énoncés des experts et leur contenu en les traduisant dans un langage pour tous, rendant ainsi l’information désirable et assimilable. Ils sont ainsi les agents actifs de son appropriation et de sa transformation. Les énoncés que les médias ont sélectionnés tout au long du conflit des intermittents pour les « embrayer », les transmettre et les ancrer dans les réseaux sociaux, dans l’opinion et le langage ordinaire sont (sans surprise) ceux qui traduisent les énoncés de l’emploi, de la loi de l’offre et de la demande et de l’entreprise, dans le sens de la « nécessaire » et « inéluctable » régulation du « trop ».
Les médias opèrent une sélection également en direction des énoncés du mouvement des intermittents, en constituant ce que nous avons appelé de véritables « barrières sémiotiques » pour les revendications de la Coordination, les limitant à la défense d’un régime d’assurance chômage spécifique « pour les artistes ». Ainsi, l’occupation entre les deux tours de l’élection présidentielle, en avril 2007, de la salle du Conseil d’administration de l’Unedic [16], n’a fait l’objet de pratiquement aucun écho dans la presse écrite et audiovisuelle, puisque la Coordination était montée au sommet de cet immeuble avec pour exigence la revendication d’une refonte de l’Unédic, c’est-à-dire d’une remise à plat du régime d’assurance chômage et non exclusivement du régime de l’intermittence, revendication qui débordait largement le cadre de l’exception culturelle et artistique où les journalistes se plaisent à enfermer la lutte des intermittents. Ce fut également le cas pour une occupation du Medef [17] qui dura une semaine.
Si, dans les médias, on a pu retrouver de la sympathie et de la curiosité pour des « artistes » qui luttent avec une détermination d’une autre époque, il y a eu, par contre, un black-out complet pour tout ce qui excédait l’idée que ces mêmes médias se faisaient des fonctions et des rôles de l’art et des artistes dans la société. La multitude de voix « profanes » qui se sont élevées tout au long du conflit ne pèse pratiquement rien pour les rédactions qui les utilisent tout au plus comme du matériau à micro-trottoir. Il suffit, pour les médias, qu’une voix savante légitime se lève pour faire taire ce grondement qui ne sait pas que, si l’on veut réguler le marché de l’emploi, c’est pour son plus grand bien [18].
Texte extrait d’un ouvrage à paraître de Maurizio Lazzarato, chercheur free-lance qui participe, entre autres travaux, à une recherche collective en cours Précarité de l’emploi et droits sociaux, enjeux conflictuels [19].
Emmanuel Wallon écrit à Bertrand Delanoë pour le relogement de la coordination des intermittents et précaires / La queue au portillon, un exercice de démocratie locale / Dazibao de nulle part / Solidarité avec la Coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France - Union syndicale Solidaires / Monsieur le Maire, mon cher Bertrand, / Expulsion de la Coordination des intermittents et précaires ? Inadmissible ! - Synavi / Reloger la Coordination des intermittents et précaires est urgent - Société des réalisateurs de films (SRF) / Le SYNDEAC demande au Maire de Paris de sursoir à l’expulsion de coordination des intermittents et précaires (idf) et de rouvrir les négociations / Occupation de la Samaritaine : Paris s’épelle L.V.M.H ? / Menace d’expulsion de la Cip-idf, Delanoë interpellé, la CIP assignée au tribunal
[1] À propos d’un récent rapport de la Cour des comptes qui attaque l’intermittence - Sonore et trébuchant.
[4] « Problématisation [...], c’est l’ensemble des pratiques discursives et non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée » (Michel Foucault, Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, 2001, p. 1489)
[7] Gilles Deleuze, Deux régimes de fous et autres textes (1975-1995), Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 131.
[8] Ibid., p. 14-15.
[9] Pierre Michel Menger, Les Intermittents du spectacle : sociologie d’une exception, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
[10] Pierre Michel Menger, Profession artiste : extension du domaine de la création, Paris, Textuel, 2005, p. 45.
[11] Ibid., p. 59.
[12] En 2005, une étude statistique du ministère de la Culture montre que la moitié des auteurs affiliés à la Maison des artistes (« organisme chargé de la gestion du régime de Sécurité sociale des auteurs pour la branche des arts plastiques et graphiques ») déclare moins de 8 290 euros annuels. Si l’on se réfère à l’un des critères de pauvreté retenus par l’INSEE - la pauvreté monétaire -, on peut remarquer que la moitié des artistes déclare un revenu artistique inférieur au seuil de pauvreté. Nous retrouvons chez les auteurs affiliés à la Maison des artistes la même structure, en plus accusée, que celle que nous avons constatée pour le marché de l’emploi des intermittents. Conformément à une « caractéristique répandue parmi les professions artistiques », les revenus apparaissent très concentrés : la moitié des artistes se partagent à peine plus de 10 % des revenus distribués et à l’inverse, les 10 % des artistes bénéficiant des plus hauts revenus se partagent environ 45 % de l’ensemble des revenus distribués ». Toujours partant d’une étude du ministère de la Culture qui analyse, cette fois, l’évolution des revenus des « auteurs » affiliés à l’Agessa (« organisme chargé de la gestion du régime de Sécurité sociale spécifique des auteurs ») sur trois années de référence (1993, 2000 et 2005), nous pouvons observer « une augmentation importante, pour toutes les catégories, de la part des auteurs dont les revenus se situent en deçà du seuil d’affiliation ». 30 % des photographes, 28 % des auteurs de logiciels, 30 % des auteurs d’œuvres dramatiques ne dépassent pas le seuil nécessaire à l’affiliation. Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), « Peintres, graphistes, sculpteurs... les artistes auteurs affiliés à la Maison des artistes en 2005 », in Culture Chiffres, activité, emploi, travail, 2007-6 ; téléchargeable sur le site www2.culture.gouv.fr/deps. Il faut remarquer aussi qu’à la Maison des artistes ne sont pas affiliés seulement des artistes des beaux-arts, mais toute une série des nouvelles professions qui témoignent, à leur manière, de l’évolution de la figure de l’artiste et de l’auteur : peintres, graphistes, sculpteurs, illustrateurs, plasticiens, dessinateurs, dessinateurs textiles, graveurs, céramistes, artistes du vitrail, peintres décorateurs, artistes tapissiers.
[13] Pierre Michel Menger, qui se targue d’étudier ce domaine depuis trente ans, confond pourtant systématiquement et allégrement travail et emploi. Ce dont il est question au fil de ses analyses et préconisations se borne exclusivement à l’emploi, sans que jamais le travail soit pris en considération.
[14] Cerc, « La sécurité de l’emploi face aux défis des transformations économiques », Paris, La Documentation française, 2005 ; téléchargeable sur www.ladocumentationfrancaise.fr
[15] Ibid., p. 38.
[17] Sur cette occupation du Medef.
[18] Aujourd’hui, dans nos sociétés politiquement et culturellement correctes, pour écouter la « voix de son maître », il suffit de se brancher sur « France Culture », où les savants ont sévi aux moments les plus chauds du conflit.
Quand le RSA donne le la, Nous sommes tous des irréguliers de ce système absurde et mortifère - L’Interluttants n°29, hiver 2008/2009.... Les désirs ne chôment pas.
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