mercredi 23 décembre 2015
Dernière modification : lundi 7 mars 2016
Le Rapport [1] est sorti le 7 janvier 2015. Son apparition a été immédiatement occultée par l’attentat contre Charlie Hebdo commis ce même jour.
Son titre : « BATIR UN CADRE STABILISE ET SECURISE POUR LES INTERMITTENTS DU SPECTACLE » n’a rien de particulièrement attractif si ce n’est qu’il annonce aux intermittents qu’ils vivent dans un monde instable et dangereux, et qu’on va les circonvenir dans un espace clos afin de les protéger. De qui ? De quoi ? C’est ce que nous verrons plus bas.
Le Rapport est signé par « trois sages », désignés par le Premier ministre : l’un fut directeur général du travail au ministère du Travail et de l’Emploi, le second, député socialiste, a mené une mission parlementaire sur le sujet de l’intermittence et la troisième codirigeait l’année précédente le festival d’Avignon. Les trois ont mené durant les mois précédents une série de réunions avec tous les acteurs de la crise de l’intermittence, pour la première fois réunis autour d’une table, dite « de concertation ». Leur projet est de proposer un Lego législatif, un ensemble de pièces à assembler avec mode d’emploi conseillé pour « élaborer des solutions pérennes et rompre enfin le cycle des crises ».
De quelles crises au fait ?
Eh bien, de la série de grèves qui a salué en 2014 la nouvelle convention Unédic régissant le sort – entre autres chômeurs – des intermittents du spectacle.
Le but politique du Premier ministre était clair pour chacun : il voulait faire cesser la contestation que les intermittents opposent depuis plus de vingt ans aux réformes successives de leur régime d’assurance-chômage et apparaître comme celui qui, le premier, aurait su régler cette crise endémique.
Vingt ans, c’est vrai que c’est long pour un conflit social. Nous savions pour notre part que si le conflit persistait ainsi, c’est qu’il touchait une question très centrale et très décisive de notre société et excédant largement la question des politiques culturelles : celle de la possibilité de donner des droits sociaux, voire d’en inventer pour tous les travailleurs précaires. Mais telle n’était pas du tout l’intention du commanditaire des tables. Son but était à l’inverse de disjoindre la lutte des intermittents de celle de l’ensemble des chômeurs et précaires, qui, elle, présente un vrai danger potentiel pour son gouvernement, son idéologie et les intérêts économiques qu’il sert.
Tout cela était su, connu, et analysé par les organisations et coordinations opposées à l’accord Unédic. « Nous ne voulons pas être sauvés » , proclamions-nous alors. Mais il faut reconnaître un certain talent d’étouffeur à ce Premier ministre, puisqu’en effet, grâce aux mesures financières supprimant l’augmentation des délais de carence, point le plus spectaculairement défavorable aux intermittents, et grâce à la diversion et à la division que ces tables ont créées parmi les principaux opposants au système actuel d’assurance-chômage, il a pu tranquillement parader l’été suivant dans la cour d’honneur du Palais des papes dans un silence qu’on peinera à qualifier du monde de la culture. Et, beaucoup plus grave, tout le monde aura oublié les principales victimes de l’accord Unédic : les intérimaires, dont l’annexe 4 aura été entièrement vidée de substance. La division aura été opérée parmi les chômeurs et dorénavant, parie le Premier ministre, toute nouvelle révolte des intermittents apparaîtra, espère-t-il, comme le caprice d’une caste culturelle privilégiée, protégée des aléas de la précarité dans son « cadre sécurisé et stabilisé ».
Évidemment, malgré ce grand succès de communication, le fond politique de la question n’est en rien réglé : la France reste un pays où six chômeurs sur dix ne sont pas indemnisés. Par ailleurs, nous allons le montrer, des intermittents dont les sages prétendaient rehausser l’image ternie par les grèves, le présent Rapport n’offre qu’une image fort dégradée de fraudeurs permanents et d’irresponsables politiques que seule la régulation de l’Etat et le contrôle du paritarisme peuvent sauver d’eux-mêmes.
Si nous connaissions si bien les tenants et les aboutissants, pourquoi avons-nous passé six mois à lire collectivement ce Rapport et pas immédiatement rédigé un communiqué récusant méthode, auteurs, intentions et conclusions ? Pourquoi avoir constitué une commission au sein de la CIP-IdF [2] pour nous pencher sur une lecture, semaine après semaine, d’un texte indigeste, mal ficelé, contradictoire et qu’à dire vrai personne à part nous n’a lu ?
C’est parce que ce rapport présente une avancée considérable comparé à d’autres documents que nous avons pu analyser : là, enfin, la pensée de nos adversaires, de gens qui jusqu’ici ne s’étaient même pas donné la peine de répondre à nos interpellations, pouvait se déplier dans toute sa splendeur. Ce fut d’ailleurs une des rares vertus des tables de concertation : de montrer le fond à proprement parler de la pensée des gestionnaires actuels de l’Unédic. Mais cette pensée n’est pas uniquement ce qui apparaît de manière explicite, construite, argumentée. Elle est aussi arc-boutée sur une somme de croyances, d’actes de foi, d’idéologie. Le Rapport regorge de préjugés, de totems politiques et de tabous sociaux, de contractions agencées avec un savoir-faire fruste mais efficace de techniques de pouvoir, qui sont très passionnantes – voire amusantes parfois – à analyser, car la bêtise, comme l’inconscient, on ne sait pas si ça existe, mais on constate que ça insiste. Et c’est cette insistance qui est la plus dangereuse, tant elle est aveugle, indifférente et insensible aux dégâts qu’elle occasionne.
Quelle fut notre méthode ?
Nous avons lu le texte ligne à ligne, chronologiquement, et, nous l’espérons, sans trop de préjugés. Nous avons cherché les informations qui nous manquaient quand le contenu nous semblait obscur, nous avons comparé les affirmations avec nos pratiques, discuté ensemble chaque fois que cela était nécessaire sur l’interprétation et les conséquences qu’on pouvait imaginer de telle ou telle préconisation.
Nous sommes en contradiction radicale avec les opinions, raisonnements et conclusions des gestionnaires de l’Unédic ou représentants du gouvernement présents autour des tables. Pour autant, nous ne leur contestons pas une forme de légitimité par provision : non pas leur légitimité à gouverner les chômeurs, ce que nous récusons, mais à être à la même table que nous – autrement pourquoi y serions-nous allés ? Donc nous prenons au sérieux leur parole, même si certains ne se sont jamais privés de considérer exorbitante notre simple présence face à eux.
Nous n’avons pas l’intention dans le présent texte de commenter le Rapport mot à mot, page à page, pour distribuer bons et mauvais points à ses auteurs. Idem, même si nous savions bien qui avait quelle proposition, remarque, réfutation, il ne nous a pas paru pertinent de disjoindre les auteurs du Rapport, ni même de préciser qui de tel syndicat prétendait quoi lorsque ce n’était pas explicité nommément. Il nous a semblé plus juste de considérer ce que nous appelons « le Rapport » comme un personnage composite, une hydre à plusieurs têtes mais dont nous supposons une unité de pensée.
Enfin, il nous a paru pertinent pour bâtir notre réponse au Rapport de la présenter en quatre grands chapitres. Ce sont les quatre idées-forces du Rapport, ce qui y est têtu, tenace, irréductible, et en désaccord irréconciliable avec nous :
Le présent rapport sur le Rapport est un document de travail. Il est signé par notre commission qui n’a de légitimité que d’exister collectivement et d’avoir un peu travaillé. Ce que nous écrivons n’engage, pour l’heure, que notre lente commission de lecteurs anonymes.
Le masque de l’irénisme, ou la cité des intermittents pas chiants
« Irénisme :
Attitude de compréhension et de charité, adoptée entre chrétiens de confessions différentes pour l’exposé et l’étude des problèmes qui les séparent. »
(Larousse)
L’ensemble du Rapport baigne dans un irénisme affiché qui peut sembler stupéfiant concernant un conflit vieux de vingt ans. Depuis le temps, on devrait bien le savoir que nous ne sommes pas d’accord !
Pourtant, dès son introduction, le Rapport prétend que les tables dites « de concertation » créaient « les conditions d’un dialogue dans une configuration inédite.(...) rassemblant des interlocuteurs que les enceintes institutionnelles du dialogue social n’ont pas l’habitude de réunir.(...) une opportunité sans précédent pour élaborer des solutions pérennes et rompre, enfin, le cycle des crises ». L’inédit de cette configuration tient à la présence autour de ces tables de représentants de divers collectifs, dont la Coordination des intermittents et précaires, aux côtés des syndicats « représentatifs ».
Le Rapport remercie d’emblée « tous ceux qui ont participé aux différentes réunions et accepté d’en respecter les règles ». Bref : personne n’est parti en claquant la porte, tout le monde a été docile et zélé dans l’édification de la paix sociale voulue par le Premier ministre. Il n’y a pas eu de crise, donc tout va bien. La preuve que tout va bien, la presse « en a rendu compte en respectant la sérénité des débats ». C’est-à-dire : n’a pas contredit l’idylle qui voulait être présentée en faisant entendre des voix discordantes. Qu’importe ce qui s’est dit, ce qui s’est décidé ou non, l’essentiel est que la presse finisse par raconter que la question de l’intermittence a été réglée par le Premier ministre. Ce qu’elle fit.
En somme, le Rapport feint de croire que le mal venait de ce que les acteurs du drame ne s’étaient jamais parlé. Peut-être ignoraient-ils leurs positions respectives ? C’est à cette méconnaissance de l’autre qu’il convenait d’obvier. C’est ainsi qu’ont pu être listés des « diagnostics partagés » qui ouvriront vers des solutions communes pour « sortir durablement de la crise ». Le Rapport prend soin de n’oublier personne et les allusions flatteuses vers telle ou telle proposition – plus ou moins saugrenue – de telle ou telle organisation émaillent le fil des pages. Au reste, quand une proposition est faite, le Rapport ne manque jamais d’en marquer les désavantages. Cependant, on comprend assez vite que certaines propositions sont inacceptables en soi et d’autres de si bon sens qu’il est vain de les mettre en question.
Par exemple, d’emblée est benoîtement posé parmi les objectifs des tables celui de contenir « les logiques d’optimisation » (comprendre : de fraude). Comme si nous étions tous d’accord pour dire qu’un des problèmes de l’intermittence, ce sont les logiques d’optimisation. Évidemment, telle n’a jamais été l’analyse de la CIP : mais de ce désaccord, nulle notation n’est présente dans le Rapport.
De la même façon, le Rapport décrète sans autre forme de discussion : « La spécificité des règles de l’intermittence doit, en conséquence, être expliquée, proportionnée et justifiée en ayant conscience que, ni une prétendue évidence qui n’est partagée que par les seuls acteurs du système, ni encore moins une posture englobant la précarité d’autres salariés ne sont une réponse et une justification suffisante ». Mais oui, nous sommes bien sots de nous appeler Coordination des intermittents et précaires. Voilà une « posture » qui confine à l’imposture pour le Rapport. Voilà que se fendille le masque de l’irénisme. Voilà comment on nous dit, au détour d’une phrase, que nous ne devrions pas exister.
Ce irénisme de surface masque une réalité : si les protagonistes ont été rassemblés autour des tables, c’est parce que les protestations des premiers concernés avaient installé un rapport de force avec l’annulation de festivals, promettant un été 2014 à l’aune de celui de 2003. Le gouvernement comme les prétendus partenaires sociaux voulaient éviter que leur contestation ne gagne l’ensemble du corps social et n’entraîne avec elle les neuf millions de précaires et travailleurs pauvres.
Mais quand même, le Rapport ne peut être complètement sourd et aveugle à la présence d’opposants peu enclins à collaborer au dialogue social tel que se le représente le Premier ministre (comme d’ailleurs tous ses prédécesseurs) : une alliance de fond avec le Medef et la CFDT à la table desquels sont invités quelques autres syndicats au gré de leurs besoins financiers ou de représentativité. Donc, assez laborieusement, il trouve un rôle à la CIP, aux Matermittentes [3], à Recours Radiation [4], bref à tous ceux que les autres voulaient surtout ne jamais rencontrer, et à qui une place devra être trouvée pour la suite du processus de pacification : « La seconde [question] porte sur la place qu’il convient de reconnaître aux acteurs non représentatifs. En la matière la démarche se doit d’être pragmatique. [...] [L]es exclure purement et simplement de la démarche, sans chercher à les associer et les consulter lors de cette première étape, c’est les amener à exposer, sans nuance, leur position dans la rue et dans les médias en dehors de toute démarche constructive. [...] Il est donc proposé, après concertation avec les organisations représentatives, de les auditionner au titre de leur expertise. ».
Derrière le masque de l’irénisme apparaît bien clairement l’oreiller avec lequel on se propose d’étouffer la contestation. Pour qu’il n’y ait pas de désordre social, dont la peur affleure là, il faut laisser une place à la CIP – sans pour autant la nommer, sa légitimité ne saurait être aujourd’hui reconnue officiellement par aucune instance : ce serait accorder trop de poids aux revendications des premiers concernés. Mais pas une place entière : un strapontin pour une parole auditionnée, lors de réunions préparatoires avant les négociations. Ce fut d’ailleurs le cas de la conférence sur l’emploi où la CIP a été conviée ce mois d’octobre 2015 pour examiner avec d’autres partenaires de discussion différentes préconisations mises en avant dans ce Rapport.
Le Rapport ajoute ailleurs qu’une série de « conférence des métiers des spectacles en amont des négociations » sera organisée tous les cinq ans. Ainsi donc, le calendrier des véritables négociations, hauts lieux de mobilisation, serait doublé par un second agenda de concertations et de pseudo-négociations permanent. La parole auditionnée des premiers concernés est invitée à se dissoudre dans le grand néant des avis consultatifs et, dans cette dissolution, s’opère le désamorçage du mécontentement qui la portait. Et c’est ainsi que le spectre de 2003 s’envolera loin de la cour d’honneur et surtout de la chambre des métiers d’Avignon.
Qui au reste croit vraiment que la crise est éteinte ? « Ceux qui ont participé aux différentes réunions et accepté d’en respecter les règles » ? Mais ceux-là savent bien que ces règles cadrant le débat, au contraire de ce qu’écrit le Rapport, n’ont eu de cesse que d’être cassées, repoussées, ouvertes par nos partenaires et nous afin de poser les problèmes dans des termes plus justes, en rupture avec le storytelling officiel. Par exemple, la CIP, les Matermittentes et Recours Radiation ont régulièrement ramené la question sur l’ensemble du régime d’indemnisation du chômage. Cet apport est complètement occulté par le Rapport. Le fait est que ces questions étaient d’emblée récusées par les animateurs du débat, amis de la concorde universelle. Ainsi, à la représentante de Recours Radiation, qui entendait développer le lourd dossier très documenté élaboré par les trois collectifs et associations, Pôle emploi zone de non-droit [5], il a été répondu : « On n’est pas là pour faire le procès de Pôle emploi ! »
Or, c’était bien là toute notre intention. Sinon, pourquoi aurions-nous accepté de nous asseoir face à des gens qui quotidiennement par leurs directives piétinent les droits des chômeurs ? Nous n’étions pas venus échanger aimablement des vues sur des améliorations possibles du système avec ses dirigeants, mais bien pour continuer, là comme dans la rue, à le contester.
La méthode initiée, de prétendue concertation, n’est pas l’invention politique du siècle. Elle est une tentative d’étouffement des mouvements de contestation, transformant leurs militants en experts impuissants et compromis. Elle est une tactique de division du mouvement, décrite en son temps par Nikita Khrouchtchev sous le nom de technique du salami : vous ne pouvez pas manger un salami en mordant dedans ; mais en le découpant en fines tranches, vous en venez à bout sans peine. Ainsi, en 2014, la tranche des intérimaires a été coupée. A la prochaine négociation, une autre tranche sera prélevée, et un jour les intermittents, coupés du reste du mouvement des chômeurs, pourront à leur tour être avalés.
Cette volonté de dépolitiser les conflits pour en faire soit des questions techniques, soit des questions humanitaires, est apparemment appelée à être de plus en plus employée en une période où augmentent les précarités et montent les colères. Les pouvoirs en place depuis des décennies en France comme en Europe ne souhaitent en aucune façon changer leur ligne politique néolibérale et se voient dans la nécessité de briser toute contestation véritable – pour que soit bien clair pour chacun ce que disait Margaret Thatcher : There is no alternative. Cette injonction, qu’ils ne remettront jamais en cause sous peine de faire s’effondrer les bases mêmes de leur pouvoir, doit pourtant conserver un masque pacifique, démocratique, participatif, collaboratif, consensuel, gagnant-gagnant, pour être présentable au journal de 20 h.
Il peut donc être utile d’observer la manière dont cet irénisme de combat tente d’étouffer ses adversaires, pour savoir comment y échapper et reprendre une capacité de respiration, d’initiative et de mouvement.
Car la démocratie ne naît pas du consensus, mais au contraire dans le dissensus : c’est bien parce qu’il faut inventer une réponse excédant celle imaginée par chacun, une réponse issue de la controverse, de la conversation collective, que se construisent les outils de la démocratie. Pour le dire plus simplement, à trois on est dix fois plus intelligent que seul. Supposer des « constats partagés », c’est nier la pluralité démocratique, mais surtout imposer des réponses bien connues : celles du plus fort.
Nous aurait bercés le rêve du CDI et du dialogue social
« Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues. »
(Verlaine, « Mon rêve familier »)
Les tables « de concertation » se sont déroulées dans une ambiance de rêve. Ou plutôt dans un grand fantasme général. Autour des tables, d’aucuns caressaient le doux souvenir des Trente Glorieuses et des heures exquises du plein emploi. Et on croyait qu’il allait revenir le plein emploi, le jour épiphanique où s’inverserait la courbe du chômage. Alors nous aurons tous des CDI, serons dociles au travail que nous aimerons et les salariés comme les employeurs s’accorderont pour baisser les insupportables charges sociales.
Or ce que nous connaissons tous, depuis trente ans, c’est le quotidien du chômage, du sous-emploi et de la précarité croissante.
Pendant ce temps-là, autour des tables, on s’imaginait syndicaliste, on se prétendait comptable des cotisations des salariés, représentant et représentatif. On feignait de croire qu’il était possible, voire souhaitable, de gérer ce bien commun pacifiquement avec le Medef.
Mais dans la vraie vie, c’est un conflit qui a rassemblé tout ce monde autour de la même table. Et si nous – prétendument non représentatifs (le Rapport n’omet jamais de nous présenter ainsi), qui ne partageons pas ce même rêve : Coordination des intermittents et précaires, Matermittentes, Recours Radiation –, si nous étions là, c’est parce que nous nous étions imposés par des mouvements de rue, des occupations, des grèves, des actions en justice, pour pouvoir faire entendre la voix des premiers concernés : chômeurs, intermittents, intérimaires, sans-papiers et précaires.
Paritarisme et plein emploi, qui entrent en résonance dans ce rêve étrange et pénétrant des tables de concertation, sont des notions qui apparaissent au début du XXe siècle en période de développement industriel. L’invention des partenaires sociaux est alors une réponse étatique à la lutte des mouvements ouvriers.
Les syndicats sont les inventeurs des conquêtes du droit du travail assis sur le contrat à durée indéterminée (CDI) comme norme permettant aux travailleurs de défendre leurs droits, le droit (forcément collectif) devant selon eux primer sur le contrat (toujours individuel).
Étrangement, c’est le même gouvernement qui tente de se débarrasser de cette histoire syndicale avec une refonte du droit du travail et prétend défendre mordicus ce qui serait les « fondements mêmes du dialogue social » pour sauvegarder un outil décisionnel, le paritarisme, qui n’a en fait rien d’un dialogue et qui n’est pas très social, mais présente l’avantage d’acheter à bas prix un consensus gestionnaire et technique, garantissant les conditions d’exploitation et de domination de la main-d’œuvre, le développement capitaliste et la paix sociale.
Il est donc logique que, dans cette perspective, remettre en question le paritarisme s’apparente à s’attaquer à un tabou : perspective de cauchemar pour les amis de l’ordre social rassemblés autour des tables.
Nous ne résistons pas au plaisir de citer à nouveau la spéciale dédicace que le Rapport consacre au contempteurs du paritarisme que nous sommes : « Sauf à déstabiliser les fondements mêmes du dialogue social et de la négociation collective, ils ne peuvent être placés au même plan que les organisations syndicales et professionnelles représentatives, ils n’en n’ont ni la légitimité ni les responsabilités. »
Mais de quelle légitimité exactement parle-t-on là ? De quelle responsabilité ? On reconnaîtra à la CGT l’honnêteté d’avoir mis en cause, publiquement et juridiquement, l’opacité des négociations et la décence de n’avoir pas signé cette convention. Pour FO, en revanche, on nage dans l’incohérence et l’indignité les plus complètes : le syndicat qui signa le soir distribuait dans l’après-midi un tract qui s’opposait à la convention ! Et pourquoi les « remontées de terrain » – expression de la CFDT utilisée un peu plus loin dans le Rapport à propos de l’application des droits rechargeables –, qui ont aussi alimenté les discussions autour des tables, n’ont-elles pas été envisagées avant la signature ? Ce hiatus temporel souligne encore plus la faiblesse de la prétendue représentativité syndicale. Les chômeurs et précaires n’avaient pas besoin d’un immeuble à Belleville, de nuées d’experts payés par l’Unédic, et de permanents supposés s’enquérir de la réalité des choses pour savoir que ces droits rechargeables seraient une perte de droits dans l’état du texte tel qu’il a été signé.
C’est bien là que la contradiction animant la description des « non représentatifs » est flagrante : « ils » n’auraient pas de « légitimité », mais on propose de les « auditionner au titre de leur expertise ». « Ils » ne représentent personne, mais ce sont les « acteurs ».
Le paritarisme est décidément bien bancal puisque même dans la conclusion du Rapport, un schéma synthétique de la future organisation pacifiée des concertations / négociations invente une sorte de cale pour combler le vide de ses soutiens. Un « groupe d’experts », sans identité ni modalités de choix ni fonction bien définies, sera invité à planer autour de la table de négociation ; les règles seront proposées par les « professionnels de la culture » sous réserve d’obéir au cadre financier fixé (d’autorité) par les mêmes organisations qui depuis des décennies gèrent paritairement l’Unédic.
Le couple plein emploi / paritarisme résiste quelle que soit l’évolution du monde et des pratiques d’emploi à toute tentative critique. Il demeure la pierre de touche de la gouvernance sociale – celle de l’Unédic en premier lieu. Ainsi, se retrouvent sans désemparer et avec l’efficacité qu’on sait des partenaires dits sociaux non seulement pour se concerter comme dans le cas des tables, mais aussi pour négocier, en vrai. Et doit-on le rappeler ? négocier, ça veut dire décider. Décider de la vie des chômeurs, intermittents, précaires. Pour ceux qui dans aucun des gros carrés du dessin n’apparaissent. Et donc ne seront décisionnaires nulle part. Car si le Rapport se conclut par cette encourageante sentence : « Chaque acteur est en position de responsabilité », il en demeure qui conservent les vrais leviers du pouvoir et n’entendent pas les partager !
Qui décide de quoi et pour qui à l’Unédic ne pose aucun problème au Rapport. Peu lui importe que le fonctionnement de cet organisme dont le gouvernance est la cause même de la crise qui rassemble tout le monde autour des tables n’ait rien de démocratique.
L’Unédic est un territoire réservé à des représentants qui sur-représentent une partie de la population, les employeurs, et ne représentent plus depuis longtemps la majorité des personnes concernées en premier lieu : les salariés en contrats courts et emploi discontinu et les chômeurs. Regardons les chiffres de 2014. 23,5 millions de salariés avec ou sans emploi ont le même poids, par le biais de 5 syndicats, que 1,5 millions d’employeurs dont les voix sont portées par 3 organisations. Ainsi l’Unédic est gouvernée selon un système de représentation non démocratique, mais censitaire. Les plus gros payeurs sont les plus gros décideurs. La constitution du bureau souligne encore le déséquilibre, puisque 5 postes sont réservés d’un côté à 5 syndicats, de l’autre côté à 3 organisations patronales, avec 3 postes pour le seul Medef.
Que des associations de chômeurs puissent siéger à l’Unédic est considéré comme aussi absurde que le fut un temps de donner le droit de vote aux femmes. Pour le Rapport, la seule légitimité est celle des travailleurs dans l’emploi, et eux seuls sont à travers leurs syndicats en légitimité de parler pour les chômeurs considérés comme mineurs et incapables. Et du coup, la volonté émerge de maintenir les chômeurs dans une situation inconfortable socialement et méprisée politiquement. « Certains analystes, repris par plusieurs organisations de salariés et d’employeurs, soulignent les risques qu’une assurance chômage généreuse associée à la grande souplesse procédurale du CDDU puisse défavoriser l’emploi permanent là ou il serait possible et justifié. »
On comprend mieux pourquoi, quelle que soit la mission affichée de l’Unédic, sa pratique s’éloigne inexorablement d’un quelconque esprit de justice sociale. Car nous ne nous lasserons pas de le répéter : l’objectif affiché de l’Unédic a beau être l’indemnisation des personnes en période de non-emploi, plus de la moitié des chômeurs ne sont pas indemnisés. Mais ce n’est pas un accident : c’est le fruit même du paritarisme.
Dans ce cadre vicié à la base, la religion du plein emploi affiche son dogme et ses litanies. Le déni de réalité est partout criant et s’inscrit dans le corps même du Rapport, miné de contradictions internes.
Ainsi nous découvrons en lisant que le CDDU, non seulement n’est pas la norme du monde de la culture, mais est même très minoritaire. « Un rapport des inspections générales des finances et des affaires culturelles du 3 janvier 2014 chiffre la part de la culture dans la richesse nationale. [Il] souligne aussi son importance dans l’économie nationale : 57,8 Mds €, soit 3,2% du PIB et environ 680 000 emplois ». Parmi eux, « 108 700 allocataires [intermittents] indemnisés au moins une fois en 2011 ». Ce qui revient à ne trouver environ qu’1 intermittent pour 6,8 postes ! Pourquoi donc vouloir réguler cette pratique minoritaire, qui ne croît plus depuis 2003, si ce n’est par pure idéologie ?
Le Rapport est bien obligé aussi d’admettre qu’il n’est plus possible d’ériger le CDI en norme. « Les discussions de la concertation sont restées dans le cadre d’un relatif consensus sur les principaux déterminants qui fondent le système actuel de l’intermittence :
la confirmation de la présomption de salariat en faveur des artistes, consacrée par la loi n° 69-1186 du 26 décembre 1969, comme une avancée sociale qu’il convient de protéger face au développement de formes particulières d’emploi.
la reconnaissance de la flexibilité de l’emploi dans le secteur du spectacle vivant et enregistré comme la condition d’un mode de production par projets, qui contribue au développement de la création artistique en France. »
Il était difficile dans ce cénacle un peu au fait des pratiques de ne pas constater que les structures les plus officielles du spectacle (CDN, théâtres nationaux, maisons d’opéra, etc.) seraient bien en peine de fonctionner sans faire appel aux techniciens et artistes intermittents. C’est encore plus flagrant pour les compagnies de danse, de rue ou de théâtre. C’est une évidence dans le monde de la production cinématographique.
Elargissons le propos au-delà du champ culturel, ce que ne fera jamais le Rapport : si la majorité des salariés qui travaillent aujourd’hui sont en CDI à temps plein, le nombre des salariés sans emploi, comme on le sait, augmente de manière constante. Dans ce nombre croissant de personnes sans emploi, une partie d’entre elles signera de temps en temps des contrats en majorité courts et à temps partiel, et rejoindra la cohorte des travailleurs précaires et pauvres, cumulant petits salaires et allocations chômage ou RSA pour survivre.
Malgré ce fait, le Rapport égrène des propositions supposées amener tout le monde, ou presque, à travailler dans des CDI que de moins en moins d’employeurs proposent, ou, en tout cas, en évitant au maximum – car au fond c’est de cela qu’il s’agit – le recours au CDDU, le CDD qui permet de comptabiliser des heures en annexes 8 et 10. Ces propositions semblent aberrantes, superfétatoires, et souvent le Rapport constate lui-même qu’elles sont impraticables parce qu’elles ne tiennent pas compte de la nature des activités qu’elles prétendent encadrer. Qu’importe, il faut réciter le credo du CDI pour tous, même si chacun le sait faux, non pour obtenir un résultat, mais pour ne pas céder sur le dogme du plein emploi.
Par exemple, on évoque la possibilité de poser des curseurs de volume de travail chez le même employeur, qui obligeraient ce dernier à transmuter les crapauds de CDDU en princes CDI. « Face à la constatation du faible niveau de transformation des CDDU en CDI la mission parlementaire sur les conditions d’emploi dans les métiers artistiques a proposé que le législateur instaure un mécanisme automatique de requalification au-delà de 900 heures réalisées chez un même employeur. Une telle mesure apparaît cependant trop drastique par rapport au seuil négocié dans l’accord suscité et pourrait entraîner des stratégies de contournement du seuil établi en lieu et place de la requalification attendue. » Le Rapport rassemble dans cette proposition à la fois son credo et toutes les contradictions qu’il implique. Le Rapport annonce dans la même phrase que, oui, ce type de solution est désirable ; mais que, non, il ne passera pas à l’acte. Pourquoi ? Certes pas pour la raison de bon sens qui nous saute aux yeux : combien de compagnies ou de productions, petites et moyennes, seraient capables d’assumer financièrement la requalification des contrats de leurs salariés en CDI sur la base de curseurs imposés par la loi ? Et plusieurs années de suite, quels que soient les aléas des productions ? Et autre objection : au cours des négociations suivantes, ces curseurs, une fois leur usage accepté et normalisé, ne baisseraient-ils pas de plus en plus, petit à petit, imposant des CDI pour des volumes de travail toujours moindres ?
Non : si cette possibilité est repoussée, c’est parce qu’elle serait (ce qui est vrai) une incitation à la fraude. Or, pour le Rapport, nous verrons plus bas, l’intermittent comme son employeur sont par nature des fraudeurs, des opportunistes qui incessamment se font passer pour ce qu’ils ne sont pas pour profiter des allocations chômage.
Que cette totémisation du CDI implique une précarisation des intéressés importe peu au Rapport. Cela apparaît par exemple dans la mise au pilori de métiers que certains souhaiteraient voir quitter l’annexe 8 : « A titre d’exemple, dans l’annexe 8 des métiers non spécifiques au spectacle tels que « secrétaire, comptable, chauffeur de production, maçon, électricien, menuisier » ». Pourtant, même s’il est possible que le chauffeur d’un camion qui transporte un décor conduise de la même manière que n’importe quel chauffeur routier, il n’en reste pas moins que sous CDDU, et dépendant des conventions du spectacle, il aura de meilleures conditions de travail, pouvant ainsi se reposer dans une chambre d’hôtel plutôt que de passer la nuit dans la cabine de son camion comme un routier travaillant en CDI pour une entreprise de transport. En ce qui concerne l’électricien de plateau, entre autres, c’est carrément nier son savoir-faire spécifique. Mais pourquoi la liste des métiers liés aux annexes 8 et 10 relèverait-elle de la négociation collective et non pas de l’identité du projet ? La loi pourrait aussi bien acter que tous les métiers liés à un spectacle ou à la production d’un film bénéficient du régime de l’intermittence, sous une annexe unique. Mieux : elle pourrait acter que cette annexe accueille tous les salariés aux contrats d’emploi discontinus. Mais cette hypothèse favorable en général aux droits des salariés ne sera même jamais évoquée. Il faut « toiletter » les listes de métier, dit le Rapport. Nous posons la question : quelle est l’ordure qu’il faut nettoyer du corps glorieux de la culture pour que celle-ci soit enfin pure ?
Pour l’heure, haro donc sur les annexes 8 et 10, dans la logique qui conduisit à la destruction de l’annexe 4 lors des dernières négociations sur le régime d’assurance-chômage !
Celles et ceux victimes de cette cuisine d’écrémage servie au restaurant mensonger du CDI pour tous se verront contraints d’émigrer non pas vers le peuple des prétendus bienheureux CDistes, mais vers celui des CDD pas U, courts ou très courts, des auto-entrepreneurs, des RSastes. Ils rejoindront les laissés-pour-compte du régime général sur le bord de la route. Qu’importe ! Aucune pensée pour l’invention de droits nouveaux adaptés au contexte actuel du travail n’a droit de cité dans le Rapport. Cela remettrait en cause le dogme du plein emploi et du paritarisme. Et ça, ce serait trop catastrophique pour les serviteurs de ces idoles-là.
L’esprit suspicieux des amis du peuple
« A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir. »
(Jean de La Fontaine, « Les Animaux malades de la peste »)
L’intermittent est un chômeur qui n’a pour but que de faire ses heures pour partir aux Bahamas avec l’argent de ses allocations chômage, payées par les travailleurs, les vrais, qui sont en CDI, se lèvent tôt et ne rigolent pas au boulot. C’est une conviction très forte, qui, même si elle n’est nulle part exprimée de façon aussi caricaturale dans le Rapport, était omniprésente dans les prises de parole autour des tables de la part des gestionnaires de l’Unédic. Dans le Rapport, en aucun cas, dans aucun passage, l’intermittent n’est montré comme quelqu’un qui déclare simplement ses heures, attend le résultat de son examen de situation, et se réjouit ou se désole de l’avis de décision, quelqu’un qui a juste besoin de revenus pour payer son loyer, son électricité, sa nourriture, vivre.
Aucune préconisation du Rapport n’omet d’imaginer les possibilités de fraude qu’encouragerait tel ou tel nouveau dispositif. Tout mouvement des pratiques constaté par la statistique (par exemple la multiplication des contrats courts) est systématiquement expliqué par une intention de fraude et d’optimisation de la part des intermittents. Le Rapport regorge de déclarations d’intention sur la création de dispositifs de contrôle.
Cette suspicion est aussi régulièrement soutenue par des appels au peuple, ou plutôt à un peuple supposé : « Cette situation, qui conduit à des crises périodiques très déstabilisantes tant pour les entreprises que pour les salariés et très négatives sur la perception par l’opinion publique d’un secteur toujours en demande de règles dérogatoires dont la justification et le contenu sont mal compris et mal acceptés, n’est pas satisfaisante. »
Ce peuple fantasmé des travailleurs dans l’emploi et des chômeurs véritables, ceux qui ressortent du régime général, est donc supposé ne pas comprendre ni accepter les privilèges eux-mêmes supposés des intermittents ; et si ceux-ci persistent dans leurs revendications, ce peuple saura bien ramener ces braillards au rang commun. Ce populisme imprègne le Rapport comme une évidence de l’ordre du gros bon sens. Il s’exprimait aussi dans les apartés accompagnant les tables. Ainsi dans un couloir de l’Assemblée nationale une camarade qui venait d’expliquer que, pour elle, le passage du RSA socle au RSA activité se soldait par une perte sèche d’une centaine d’euros se vit répondre par un des sage sur un ton d’évidence et avec un tutoiement impromptu : - Tu n’as qu’à pas déclarer les heures que tu travailles. Que tout le monde n’ait pas à son esprit les logiques d’optimisation fiscale qui emplissent peut-être le sien ne lui venait pas à l’idée. Le chômeur – et spécialement l’intermittent – est un fraudeur, cela ne se discute pas. La question est : comment réguler cette fraude que rien ne prouve ?
Car quels sont les indices de cette fraude ?
Nous en avons détecté trois dans le Rapport : la permittence, la rotamittence et leur corollaire, la multiplication des contrats courts.
La permittence est le fait de travailler en réalité pour un seul employeur, et d’avoir ses salaires complétés par les indemnités chômage. Sur la permittence, le phénomène demeure marginal du propre aveu du Rapport : « Le phénomène de « permittence » semble limité et avoir tendance à se restreindre. Les travaux réalisés par Pôle emploi à la demande de la Cour des Comptes portent sur le nombre d’intermittents qui ont travaillé au moins 900 heures pour le même employeur. Plus spécifique à l’annexe 8 (5,9% des entrées) qu’à l’annexe 10 (2,4% des entrées) le phénomène s’est notablement réduit de 2007 à 2010 passant de 5,3% à 4,1% (soit 3749 entrées) » Comme disent les avocats : le dossier est vide. On parle de 3749 personnes dont rien n’indique au reste que leur déclaration soit frauduleuse. Leur seul caractéristique est de déclarer plus de 900 heures chez le même employeur, dont rien ne dit que celui-ci pourrait ou voudrait payer plus. On se demande d’ailleurs pourquoi un fraudeur astucieux se donnerait la peine de payer plus de 900 heures alors que 507 suffisent pour bénéficier des allocations chômage aux annexes 8 et 10.
Pourquoi alors, pour lutter contre cette permittence, le Rapport croit-il nécessaire de convoquer, en contradiction absolue avec tous les principes d’organisation des tables, la parole d’un expert, Pierre-Michel Menger, absent des réunions, que nul ne jugea utile d’inviter, et dont la proposition en l’espèce est récusée par l’ensemble des concernés ? Comment ne pas voir dans cet entêtement la preuve même d’une pensée suspicieuse qui, même en l’absence de tout indice de fraude, persiste à considérer l’intermittence en soi comme une pratique suspecte ? Nous reviendrons dans le chapitre suivant, consacré aux politiques culturelles, sur les préconisations de M. Menger à propos de la permittence : elles sont un magnifique exemple de Docteur Diafoirus appelé au chevet d’un malade en très bonne santé mais dont la famille semble vouloir se débarrasser.
L’autre exemple de fraude exhibé par le Rapport concerne la « rotamittence », « recours à plusieurs intermittents pour un emploi qui serait de fait un plein temps ». Pour le Rapport, il est une évidence que quatre intermittents qui se succèdent sur le même poste est une hérésie, et que ces quatre CDDU devraient être d’urgence transformés en un CDI. Cela semble tellement indiscutable qu’à aucun instant n’est posée la seule question qui vaille : quel serait le bénéfice et pour qui de cette transformation ? Pour les salariés ? Peut-être préfèrent-ils, par exemple, ne travailler que quelques heures par semaine dans un travail qui ne les passionne pas mais est rémunérateur, et garder ainsi du temps pour leur propre projet. Pour l’employeur ? Peut-être est-il préférable d’avoir plusieurs regards successifs sur une même tâche, afin de l’améliorer.
Entendons-nous bien. Pour la millième fois, nous répétons que nous n’avons rien contre l’emploi permanent en soi. La CIP-IdF a soutenu les camarades de Radio France luttant devant les prud’hommes pour voir requalifier leurs CDDU en CDI. Notre lutte répond à un objectif simple : que chacun travaille dans un projet qu’il a choisi, pour une durée et avec un rythme qui lui conviennent, et qui lui procure revenus décents pour vivre. Nous ne pensons pas que le CDI soit l’unique manière de parvenir à cet objectif.
Mais, à vrai dire, le mal dont sont sourdement accusés les intermittents n’est-il pas justement celui-là : avoir un rapport au travail qui leur permette encore d’opérer des choix, de disposer grâce à leurs droits sociaux d’une relative liberté, bref d’esquiver les formes les plus brutales de la subordination ?
Trop, c’est trop
ou
L’apparente incohérence du Rapport sur les politiques culturelles
« Schmoule est fin, très fin, trop fin même »
(Erckmann-Chatrian, L’Ami Fritz)
Depuis 2003, nous entendons de manière plus ou moins explicite, plus ou moins avouée, plus ou moins cynique, le même refrain. Nous l’appelons le refrain du trop.
Le mal vient de ce qu’il y a trop d’intermittents.
Le problème est qu’ils signent trop de contrats, trop courts.
La question est qu’il y a trop de compagnies.
Pourquoi ne pas voir dans ce goût pour les métiers du spectacle un encouragement à faire vivre des activités plutôt honorables, voire rémunératrices, pour l’économie du pays ? Pourquoi ne pas voir aussi dans l’efflorescence des initiatives et des projets un signe de vitalité de la culture ? Pourquoi ne pas envisager au moins partiellement cette hypothèse ? Pour une raison simple : parce que toutes ces petites structures « affaiblissent la relation entre le salarié et l’employeur et constituent un frein à une meilleure régulation de l’emploi », c’est-à-dire que se dissout par là même et que s’émiette le lien de subordination, et que se constitue un obstacle au contrôle de la production culturelle vers des objectifs plus performants, plus profitables, plus visibles.
L’objectif des auteurs des réformes successives de l’intermittence et des responsables des politiques culturelles depuis des années est le même : produire une politique culturelle dite d’excellence avec un ensemble réduit d’artistes et de techniciens, vrais professionnels, employables, compétents, interchangeables, et pourtant cashable. Et l’idéal serait que ces artistes se produisent dans des centres tout aussi excellents sur lesquels seraient concentrées les aides publiques qui jouiraient d’une visibilité satisfaisante pour les électeurs qui s’y rendraient, qu’ils consomment activement ou non de la culture, et qui sauraient où va leur argent.
Nous caricaturons ? Alors quelle autre logique trouver aux préconisations apparemment contradictoires du Rapport sur les politiques culturelles ?
Le Rapport est à l’image des protagonistes rassemblés autour des tables dites de « concertation ». C’est un fourre-tout, un patchwork de constats plus ou moins avérés, de préconisations plus ou moins honnêtes, d’idéologies plus ou moins construites.
Pour autant, comme de nombreux acteurs autour des tables étaient soit représentatifs des premiers intéressés, soit connaissant réellement le terrain spécifique de la production culturelle, le Rapport contient forcément des observations de bon sens et des propositions qu’on peut qualifier de pragmatiques à défaut d’être originales ou généreuses. C’est le seul avantage du corporatisme. Ce dont on parle n’est pas essentiel, ni promesse de rien, mais au moins on sait de quoi on cause. C’est aussi évidemment le danger de ce Rapport, et l’habileté de la politique de ces tables. Le parfum de vérité qui en émane parfois permet de masquer combien dégoûtante est la soupe servie.
Donc : oui, le Rapport a bien raison de rappeler le coût exorbitant d’une constitution de dossier de subvention (4000 €) et de réclamer de la part de l’État et des collectivités locales un « choc de simplification administrative ». Oui, le Rapport dit la vérité quand il remarque que les projets sont sous-financés, qu’on assiste à une précarisation des conditions d’emploi, et que les bailleurs de fond seraient bien inspirés de remédier à cette déplorable évolution. Oui, le Rapport n’a pas tort en appelant à la mutualisation, au partage des outils de production et d’administration entre les compagnies. Évidemment, personne n’est enchanté d’être seul toute la journée devant son ordinateur à défendre son projet dans son coin.
Mais alors : pourquoi la page au titre prometteur « vers une simplification administrative pour accroître la part artistique » est-elle précédée par l’exposition d’un projet très kafkaïen de « label » qui serait octroyé à plaisir par le ministère de la Culture, dont « A minima, le défaut d’obtention de qualification pourrait figurer dans les critères d’appréciation sur lesquels peuvent se fonder les Drac lorsqu’elles délivrent ou non une aide publique » ? Ce label, selon le Rapport, s’ajouterait à la licence déjà indispensable. Il ne serait pas obligatoire, mais conseillé, comme le sont toutes les démarches juridiques suggérées au personnage principal du Procès de Kafka. Aucune n’est obligatoire, mais il est bien vu de se conformer à toutes. Que validera au reste ce « label » ? La bonne conduite en matière d’emploi. Qu’est-ce que la bonne conduite en matière d’emploi ? Privilégier l’emploi permanent, totem indiscutable du discours véhiculé par le Rapport. On voit assez bien la perversité de cette préconisation, sorte de contrôle permanent, flicage que chacun sera invité à intérioriser, usine à culpabiliser salariés et employeurs signant des CDDU.
On imagine bien la Drac, obligée de fonctionner depuis des années à budget constant et devant la nécessité de faire le tri entre les projets atterrissant sur ses bureaux, prendre un critère simple d’écrémage : le nombre de contrats courts signés par le demandeur au regard du nombre d’emplois en CDI créés par sa structure. Voilà un critère qui permettra de promouvoir le renouvellement, la création, l’émergence et d’aider les plus fragiles et les plus prometteurs, n’en doutons pas.
Mais là n’est pas encore le plus absurde en termes de politique culturelle. Il faut, pour aller au fond d’une vision hallucinée de la bureaucratie culturelle, lire les préconisations de Pierre-Michel Menger évoquées plus haut pour lutter contre la multiplication des contrats courts. Voilà ce qu’écrit le Rapport : « L’internalisation du couÌ‚t de l’hyperflexibiliteÌ par une modulation des cotisations d’assurance choÌ‚mage ou une taxation des contrats courts n’a, en revanche, fait l’objet d’aucune proposition pendant la concertation. » C’est bien d’une idée dans l’air du temps que se propose d’étudier le Rapport. Si c’est rapporté dans le Rapport, c’est comme on dit histoire de causer . « Cette modulation renvoie notamment aux propositions de Pierre-Michel Menger, qui suggeÌ€re un financement reposant sur trois composantes : un socle de solidariteÌ interprofessionnelle, une modulation des cotisations d’assurance choÌ‚mage dues par les employeurs en fonction de leur recours au CDDU, le remboursement par l’Etat et les collectiviteÌ s territoriales, au titre de leur politique culturelle, d’une partie des sur-cotisations dues par les employeurs les plus toucheÌ s par la modulation. (...) Des solutions plus cibleÌ es, comme l’introduction d’un systeÌ€me de bonus/malus individualiseÌ sur le modeÌ€le des accidents du travail (cf. propositions P.-M. Menger) ou celle d’une taxation forfaitaire sur les fins de contrats (il y a eu 4,15 millions de CDDU dans le secteur en 2013) restent neÌ anmoins aÌ€ ce jour peu expertiseÌ es, malgreÌ leur inteÌ reÌ‚t. »
Celui qui connaît l’administration d’une compagnie verra tout de suite l’usine à gaz que représente le dispositif : ainsi donc les employeurs seraient taxés en fonction du nombre de contrats courts qu’ils rédigeraient (on comprend immédiatement avec quel empressement les plus gros employeurs, à ce compte, s’empresseront de sous-traiter l’emploi auprès des compagnies). Les collectivités territoriales seraient taxées à leur tour à la hauteur de leur politique culturelle (on peut rêver mieux comme incitation à la création de politiques culturelles ambitieuses). Et cette taxe permettrait de rembourser à l’employeur ses sur-cotisations ! Mais quel est le but de ce dispositif ? Faire plaisir à M. Menger, qui pourra se délecter de constater la diminution du nombre de contrats courts dans ses statistiques ? Remplacer l’argent sale soustrait à la solidarité interprofessionnelle par les intermittents associés dans leur coquinerie à leurs employeurs, pour le remplacer par l’argent propre de l’impôt ?
Au reste, quel est le mal à faire des contrats courts pourvu qu’ils soient rémunérés et ouvrent des droits sociaux ? Quel objectif réel est poursuivi là, si ce n’est de mettre en adéquation des présupposés idéologiques avec une réalité, des pratiques qui échappent à un contrôle du gouvernement des chômeurs ?
Mais encore : si, comme le dit le Rapport, les projets culturels sont sous-financés, pourquoi ne pas préconiser que l’Etat s’engage sur un financement croissant et garanti de ses politiques culturelles ? Pourquoi cette préconisation évidente n’apparaît-elle clairement nulle part ? Pourquoi le seul financement imaginé par le Rapport est-il de récupérer les fonds octroyés par l’Etat – consacrés au rattrapage du décalage imposé par les signataires de l’ANI – pour créer un fonds permettant de financer la requalification de CDD en CDI ? Pourquoi demander à l’Etat par ailleurs de veiller à ce que les compagnies bénéficiaires de conventions s’engagent à privilégier les CDI pour leur direction artistique ? À fonds constant – nous l’avions expliqué à l’envi à la mission parlementaire sur l’emploi culturel –, cela signifie simplement moins d’intermittents engagés et, donc, une concentration des revenus sur un petit nombre d’artistes permanents directeurs de compagnie.
Et, enfin, quels sont cette « mutualisation », ces « regroupements » dont rêve le Rapport ? Des mariages consentis, si ce n’est d’amour au moins de désir partagé entre équipes ? Ou – ce qui semble être beaucoup plus le cas – des mariages arrangés avec quelques barbons directeurs de CDN, barons de la culture entretenant à plaisir leurs écuries d’artistes bons pour l’équarrissage lorsqu’ils auront raté quelque obstacle ? C’est ainsi que, bénéficiaires d’une aide, les artistes seraient invités à la remettre entre les mains d’un vrai professionnel « qui pourrait percevoir en tant que producteur de son spectacle la subvention ». Voilà une invitation au maquereautage qu’elle est exaltante ! On remarquera au reste que le seul dispositif de véritable collaboration égale entre artistes existant réellement, le compagnonnage, n’est cité nulle part dans le Rapport ? Pourquoi ? Parce que c’est le seul dispositif qui laisse chacun libre de l’usage de l’aide apportée aux deux intéressés ?
Si on reprend le Rapport dans son ensemble, le rôle qu’il donne à l’Etat n’est jamais un rôle de soutien, de bienveillance, d’aide aux plus faibles ou aux projets d’avenir, voire d’accompagnement de quelque réforme que ce soit, ou d’émancipation de quiconque.
Le rôle de l’Etat, c’est le contrôle, la régulation, la répression, l’optimisation de son action, et surtout, mais cela n’est évidemment pas claironné, la communication et la glorification de ceux qui sont à sa tête.
Le but de M. Valls, à travers ces tables de « concertation », n’a jamais été d’aider à la floraison des mille fleurs de la création contemporaine en France, mais au silence de ses acteurs. En ce sens, les apparentes incohérences et contradictions du Rapport sont très anecdotiques. Car son objectif réel est cohérent et constitué : à défaut du consentement, le silence.
Conclure, dit-elle
« (...) écoute, tu sais, les moissons nouvelles, celles des non-travailleurs, ceux qui ne feront plus le travail, ne souffriront pas, trouveront leur convenance dans le loisir illimité de la vie, regarde, écoute, ce temps étrange, il vient, il est long, lent, il n’y a plus de travail, n’y aura plus de travail, les longs chômages de la fin du 20e siècle, tu as entendu dire, ont commencé, vont rester là, devenir séculaires... viens, la multiplication des emplois a cessé, la multiplication de la peine aussi, ce n’est plus la peine aussi, ne mentent plus, plus de travail, plus de travailleurs, viens qu’on parle, encore, de tout, c’est le bonheur de la vie... »
(Duras, Les Yeux verts, juin 1979)
Lire le Rapport génère une grande mélancolie.
Ce n’est pas la tristesse des occasions manquées : les tables de « concertation » étaient des rendez-vous qui n’avaient rien de prometteur. Donc, nous n’avons pas été déçus en pire, comme disent les Québécois.
Non, c’est plutôt cet art d’insulter sans cesse l’avenir pour que ceux qui jouissent de leur pouvoir de gestionnaires de l’Unédic ou de nomenclaturistes de la culture conservent leur pouvoir qui est désolant.
C’est de voir tant d’intelligence, ou plutôt de malignité, occupée à gérer la misère, à la maintenir sans cesse dans un niveau tel pour que ceux qui la subissent ne se révoltent pas, mais soient bien aussi obligés de la subir.
C’est d’entendre tant de suspicion, de voir perdue tant d’énergie dans la mise en place de dispositifs de contrôle des vies des uns et des autres, au lieu que de miser plus simplement sur la confiance.
Et surtout, c’est cette terrible myopie, qui fait demeurer le Rapport collé dans son petit monde du théâtre, de la télé, du ciné tel qu’il est, et s’interdire d’imaginer un avenir pour beaucoup plus de monde et même un avenir meilleur par l’invention de nouveaux droits sociaux pour tous.
S’il ne fallait qu’une piste au-delà de l’intermittence et de la « concertation », en voici une : le Conseil d’Etat vient ainsi d’annuler la Convention d’assurance-chômage 2014 dans son ensemble, en retenant trois points soulevés par la CIP, Sud Culture, les Matermittentes et Recours radiation : le différé d’indemnisation, les modalités de récupération des trop-perçus et l’absence de prise en compte des heures non déclarées.
Cette passion du cadre « sécurisé et stabilisé » est une passion triste.
Nous n’en voulons pas, de leur stabilité et de leur sécurité.
Nous n’en voulons pas, de leur immobilisme.
Car c’est bien de cela qu’il est question. Le Rapport ne voit pas le mouvement. Il déteste le mouvement qui déplace les lignes. Il refuse d’entendre le mouvement des intermittents, chômeurs, intérimaires.
Il est incapable d’entendre cette voix nouvelle, comme tous les gouvernements depuis plus de vingt ans refusent d’entendre les autres mouvements : mouvement des sans-papiers, mouvements de zadistes, mouvements des minorités. Et il faut bien constater que les corps intermédiaires supposés faire remonter l’innovation provenant de ces mouvements se sont enkystés en corps opaques, incapables de traduire les aspirations dans un langage intelligible au sommet.
Pourtant, nous, nous croyons au mouvement. Et nous persistons à appeler aux mouvements dans les théâtres, dans les agence Pôle emploi, dans les CAF, dans tous les lieux où travaillent des précaires, avec ou sans papiers, dans la rue ou ailleurs.
Ces mouvements auxquels nous appelons vont bien au-delà de l’intermittence. Ces mouvements ne nous appartiennent pas ; il ne nous appartient pas de les définir par avance. Ces mouvements appartiendront à tous ceux qui viendront s’y joindre, et il appartiendra à tous d’y inventer les nouveaux droits que nous revendiquerons ensemble.
[1] L’intégralité du Rapport est téléchargeable ci-dessus
[5] Ce texte de 300 pages, extrêmement concret et documenté, est téléchargeable ci-dessus