Débordons !

vendredi 29 avril 2016
Dernière modification : mercredi 4 mai 2016

Un intérimaire, aux heures mal déclarées, se voit refuser le renouvellement de ses droits et, acculé, s’immole par le feu.
Un migrant de 17 ans à la rue se voit obligé de passer des tests osseux pour vérifier l’âge figurant sur son extrait de naissance afin de bénéficier de la protection à l’enfance.
Une chanteuse au RSA se voit demander le remboursement injustifié de 12.000 € d’indus.
Un graphiste auto-entrepreneur devenu SDF se voit harcelé jusqu’à l’Armée du Salut par un huissier qui réclame le paiement de ses cotisations retraites.
Seuls, face aux guichets, nous sommes nombreux à devenir les objets d’expérimentation de ces formes de gouvernement des précaires.
La coupe est pleine. Elle déborde sur les places et dans les rues. Etudiants, précaires, intermittents, intérimaires, sans papiers, avec papiers, avec tous ceux qui sentent que cette vie n’est pas possible, faisons sauter les frontières et les cadres qui nous enserrent dans un filet chaque jour plus étroit.

Qui gouverne ?

La situation politique a radicalement changé depuis la création de la Coordination des Intermittents et Précaires en 2003. Entretemps, l’Europe a plongé dans des politiques d’austérité motivées par la prétendue crise de la dette. Cette machine de guerre s’est vue mise en œuvre de manière exemplaire l’été dernier en Grèce : les créanciers fixent le taux du salaire, déterminent le niveau des dépenses publiques, régentent l’indemnisation des chômeurs et la durée des retraites. L’État, les organisations patronales et les syndicats « réformistes » sont assujettis aux puissances financières et exécutent leurs ordres. Réclamer la « séparation de l’État et du Medef », dès lors, n’est qu’un voeu pieux.
La « crise » n’est pas une question économique, la résoudre ne peut pas se faire par la relance de la croissance qui inverserait, mécaniquement, la courbe du chômage. La « crise » est un rapport de force entre classes sociales. Les créanciers, en situation de domination, ne cessent d’accentuer la pression de la dette. Elle devient un mode de gouvernement qui durcit sans fin le contrôle exercé sur les populations. Qu’importe le parti qui gouverne : la politique est la même parce qu’elle obéit quoi qu’il arrive à la loi d’airain de la dette.
Cette guerre de classe s’accompagne d’une production idéologique détournant tous les débats sur les thèmes de l’extrême droite : sécurité, immigration, identité nationale. Elle s’applique sur les populations par une géopolitique des peurs que gèrent l’État et les médias. Elle construit des subjectivités réactionnaires, autoritaires, crypto-racistes, qui permettent d’occulter le passé colonial de la France. Elle crée des alliances de fait avec les pouvoirs militaires, mafieux, religieux du Proche-Orient, au mépris des plus simples revendications des peuples arabes insurgés : liberté, démocratie, dignité.
Dans cette guerre menée par les créanciers, la seule différence selon les pays est le traitement infligé aux populations. Guerre sanglante des pouvoirs militaires ou religieux contre le peuple insurgé en Turquie, en Syrie, en Égypte. Guerre sourde en Europe, avec multiplication des dispositifs de contrôle et d’individualisation des populations devant les guichets de Pôle Emploi ou de la CAF.
Dans cette perspective, la question des réfugiés n’est pas un problème humanitaire, mais politique. L’Europe fait désormais partie d’un continuum de guerres civiles qui, partant de la Syrie et de la Turquie, se matérialise par le déplacement de masse de populations tentant de rejoindre un Nord de plus en plus fortifié et étouffé par le bâillon de l’austérité. La Grèce est placée au double épicentre de la question des frontières et de la dette. Son destin traduit la manière dont les prétendus mouvements aberrants et sans limite des capitaux gouvernent États et populations.

Qui est gouvernable ?

Regardant la mutation des formes de gouvernement depuis notre lucarne de l’intermittence, nous voyons que chaque réforme a accru les processus de morcellement et d’individualisation, tout en augmentant la précarité générale.
Nous sommes scindés en personnalités multiples, expérimentant divers statuts, formes d’indemnisation ou de revenus : intermittents, RSAstes, auto-entrepreneurs, permanents en CDI à temps partiel. Nous subissons la suspicion systématique de fraude par les institutions et la stigmatisation publique de nos pratiques par les médias et les politiques. Dans ce dispositif pervers, moins vous touchez d’indemnités, plus vous devez rendre de comptes. Notre observation du traitement des dossiers des intermittents et précaires nous laisse à penser que, même si nous arrivions à imposer le plus juste et le plus mutualiste des systèmes d’indemnisation chômage, son application serait neutralisée par les modalités de gouvernement en vigueur à Pôle Emploi.
Les exilés en lutte nous renvoient la même observation : la France aurait beau avoir le droit d’asile le plus généreux d’Europe, son application est rendue si sciemment kafkaïenne qu’il vire à l’arbitraire le plus xénophobe. Le préfet de police a été récemment condamné à plus de 135 reprises pour violation du droit d’asile : la lenteur de ses services mettent systématiquement hors délai les demandeurs. Les exilés comprennent vite que le seul objectif des politiques qui leur sont appliquées est de les dissoudre en cas administratifs distincts, de les invisibiliser et de les amener au niveau d’humiliation nécessaire à leur intégration dans une économie de marché où l’être humain, perdu dans les limbes administratives, est aisément corvéable et jetable. Les exilés vivent aujourd’hui ce que nous vivrons demain : les populations les plus fragiles expérimentent le mode de gouvernement à venir.

Comment devenir ingouvernable

Il nous faut donc élever la mobilisation à la hauteur de la réalité sous peine de nous retrouver séparés des autres luttes, cadrés dans une enveloppe budgétaire nécessairement restreinte, stigmatisés comme privilégiés ou comme assistés, et, à terme, isolés dans les halls déserts de Pôle Emploi.
Le durcissement des politiques néolibérales lie des situations qui encore hier pouvaient sembler disjointes. Il nous oblige à inventer une nouvelle stratégie. Car, s’il y a deux ans, nous, intermittents, pouvions écrire « Nous ne voulons pas être sauvés », nous pouvons être certains désormais que nous ne nous sauverons pas seuls. Si nous ne parvenons pas à sortir du cadre institutionnel, politique, syndical, corporatiste, patriarcal, sexiste qui nous étouffe, nous irons à la défaite. Il n’y aura pas de New Deal, pas d’accommodement avec la nouvelle gouvernance. Il nous faut affirmer notre radicalité.

Ni plein emploi (précaire), ni cadre national : à l’abordage !

Depuis 1999, avec les affrontements de Seattle, nous constatons une radicalisation mondiale contre la globalisation. La conjonction des luttes des intermittents, des étudiants, des précaires, des intérimaires, avec ou sans papiers, est le symptôme joyeux de l’émergence d’une nouvelle subjectivité politique. Celle-ci présente des caractéristiques homogènes dans les quatre coins du monde : occupation d’un espace permettant une auto-organisation qui embrasse le champ politique comme celui de la vie quotidienne ; modalités d’organisation refusant la représentation et l’organisation pyramidale ; égalité à l’intérieur du mouvement et démocratie directe ; libération d’une parole jusqu’alors confisquée ou filtrée par les médias ; expérimentations politiques en tout genre.
Depuis 2011, les formes de soulèvement de par le monde (États-Unis, Égypte, Espagne, Turquie, Brésil, Grèce, France, etc.) se radicalisent. Des mots d’ordre, inaudibles hier, deviennent patrimoine commun. Le débat idéologique se dégage enfin de l’attraction de l’extrême droite. L’émancipation, l’invention de nouveaux droits sociaux, l’abolition des frontières pour tous et toutes reprennent leurs places dans les débats.
Actuellement, en France, les luttes contre la « loi Travail » et la persistance des « Nuits debout » s’insèrent dans ce parcours d’apprentissage et d’expérimentation. À travers elles, nous pouvons nous réapproprier la rue et défier l’état d’urgence, renverser le climat de peur, d’islamophobie et de racisme entretenu par le pouvoir.
En 1936 et 1968, la grève a libéré la parole. L’inverse s’est produit en Égypte : c’est l’occupation de la place Tahrir et la parole libérée qui ont inspiré les grèves dans les usines du delta du Nil et ont fait tomber le pouvoir militaire et affairiste de Moubarak.
Ca bouge, ça tangue et ça déborde ! Certes, toute lutte doit partir d’une connaissance précise de nos pratiques qui seule nous permet de comprendre le monstre auquel nous avons affaire. Certes, il faut continuer à décrypter et lire et dénoncer les conventions Unédic. Mais la seule chance de gagner une bataille est de nous aventurer dans ce terrain des mouvements qui n’ont de cesse de circuler et de muter de par leur circulation même.

Interluttant avril 2016

Adresse originale de l'article : http://cambouis.cip-idf.org/spip.php?article8162