Paradigmes de la division politique, Bernard Aspe, Patrizia Atzei

samedi 22 octobre 2016
Dernière modification : lundi 3 avril 2017

Jeudi 6 avril à 19h, le colloque Le conflit politique : logiques et pratiques sera précédé d’un atelier avec des membres du collectif de traduction de La horde d’or, du collectif Mauvaise troupe et de la caisse de Défense collective de Rennes, il s’agira, à partir d’expériences de luttes et de mouvements, de revenir sur les formes que peut et doit prendre le conflit politique aujourd’hui. À la Parole errante, 9 rue François Debergue, métro Croix de chavaux.

Les 7 et 8 avril 2017, colloque Le conflit politique : logiques et pratiques au théâtre de l’échangeur (Bagnolet).

Séminaire Paradigmes de la division politique

Le site du séminaire Paradigmes de la division politique

Paradigmes de la division politique

1. Le modèle de la guerre

Le deuxième cours de l’année 1976 donné par Michel Foucault au Collège de France, s’ouvre par ces mots : « Cette année je voudrais commencer [...] une série de recherches sur la guerre comme principe éventuel d’analyse des rapports de pouvoir : est-ce du côté du rapport belliqueux, du côté du modèle de la guerre, du côté du schéma de la lutte, des luttes, que l’on peut trouver un principe d’intelligibilité et d’analyse du pouvoir politique ? » [1]. Je voudrais reprendre cette question en la déplaçant un peu : il s’agirait de voir de quelle manière et jusqu’à quel point la guerre fournit un principe d’intelligibilité, non seulement pour le pouvoir politique, mais pour la politique elle-même, si l’on entend par là la mise en question des dispositifs de pouvoir par le biais d’une action collective. Ceci ne constitue pas une définition, mais une première approximation de ce qui se laisse cerner sous le vocable de « politique ».

On peut considérer qu’il est bien aussi question de la politique ainsi entendue dans le cours de Foucault, notamment lorsqu’il analyse le motif de la « guerre des races » tel qu’il est apparu au XVIIème siècle. Ce motif renvoie à ce que Foucault appelle un savoir critique, qui permet précisément de contester le pouvoir en place. Cette contestation peut avoir des formes opposées, comme le montre Foucault : elle peut être aristocratique, comme c’est le cas dans la pensée de Boulainvilliers ; elle peut être, à l’inverse, égalitaire, comme le montrent l’exemple des Niveleurs et celui des Diggers aux parages de la Révolution anglaise. Dans ces cas, la guerre est envisagée comme la matrice d’intelligibilité des situations politiques en tant que celles-ci sont avant tout des situations de conflit ; et surtout, en tant que les raisons de ce conflit sont tout d’abord enfouies derrière les mises en scène du pouvoir. La guerre apparaît donc ici comme la raison cachée de la politique, comme ce qui organise, en secret le plus souvent, les jeux de la politique. Il s’agit tout d’abord de questionner la présupposition qui en l’occurrence fait d’un modèle d’intelligibilité ce qui est censé animer secrètement l’existence de la politique.

2. Dialectique

Le cours de Foucault peut être lu comme une généalogie de la dialectique hégélo-marxienne. Car pour Foucault, le paradigme de la guerre est plus ancien que cette dialectique, et en constitue le soubassement, au moins du point de vue de la pensée de la politique. Dans la perspective marxiste, la dialectique a fourni le dispositif théorique permettant de faire du conflit non pas un résidu contingent ou impensable, mais le chiffre de la pensée du devenir. Elle nous a installés dans cette évidence : si le devenir est pensable, c’est dans la mesure où le conflit est au centre de ce qui arrive, et notamment de ce qui arrive dans l’histoire. La thèse de Marx n’est cependant pas à comprendre comme la mise au jour de l’invariant qui constituerait le moteur caché de l’histoire. Elle est avant tout une thèse sur le présent – celui de l’époque de Marx. Un présent qui pouvait alors être pensé depuis une division clarifiée : l’opposition matricielle entre bourgeoisie et prolétariat mettait au jour une fondamentale polarisation des classes. L’existence plus ou moins résiduelle d’autres classes se laissait tout entière penser depuis cette division centrale qui distinguait les deux camps auxquels les restes de la noblesse d’Ancien régime, les paysans et les artisans étaient sommés de se rallier. Autrement dit, ce présent nous rapprochait de la situation de guerre conçue comme la confrontation radicale entre deux camps ennemis. Il contenait bien la révélation de ceci que cette confrontation anime le mouvement de l’histoire dans son ensemble, mais c’était du point d’un présent que cette révélation pouvait prendre tout son sens, en raison des décisions qui s’y trouvaient appelées.

Que se passe-t-il dès lors lorsque le schème dialectique paraît ne plus fonctionner ? Est-ce là le symptôme de la ruine du paradigme de la guerre ? C’est ce que semble indiquer l’insistance contemporaine sur le besoin d’une politique « affirmative ». Celle-ci semble s’attaquer au présupposé de la méthode dialectique, qui fait de la guerre le cœur de la politique. Au-delà de la guerre, il y aurait l’affirmation politique, comme nous l’ont appris Deleuze (en-deçà de l’opposition, il y a la différence « en elle-même ») ou Badiou (plus fondamentale que la logique de l’opposition, il y a la positivité de l’événement). Dans cette optique, la négation est toujours seulement conséquente, ou incidente. Faut-il en conclure à l’existence d’une alternative entre la pensée du conflit et la pensée « affirmative » ? Et tout d’abord : faut-il nécessairement, à l’inverse, poser une équivalence entre la pensée du conflit et la logique de la « négativité » ? Plus encore : faut-il considérer que le travail de la division se confond nécessairement avec le travail du négatif  ? Le primat de l’affirmation politique, le primat donné à la positivité de ce qui est porté par la voie émancipatrice ou révolutionnaire, doit-il vraiment s’entendre comme une mise à distance du conflit ? Ne faudrait-il pas plutôt envisager la simultanéité de la prise de parti conflictuelle et de l’affirmation d’un horizon nouveau ?

Cette série de questions ne peut être traitée d’emblée, et constituera bien plutôt l’un des fils rouges auxquels il sera nécessaire de revenir régulièrement.

3. Pourquoi la guerre ?

La mise en question par Foucault du modèle de la guerre dans le cours de 1976 procède d’un soupçon : peut-être le paradigme de la guerre est-il trop étroitement associé au schème de la répression. Or c’est ce schème qui est radicalement contesté dans le tome I de l’Histoire de la sexualité, que Foucault publie au même moment. Cette contestation équivaut à une auto-critique partielle : malgré sa méfiance à l’égard de ce schème, Foucault lui-même ne l’aurait pas suffisamment tenu à distance. Si tel est le cas, c’est qu’il lui permettait de saisir les rapports de force que la philosophie politique classique passait sous silence, car elle était centrée sur la fiction du « contrat » et plus généralement sur une approche essentiellement juridique de la politique.

Nul hasard à ce que l’un des grands penseurs de la guerre ait insisté sur le fait que la politique n’est pas pensable à travers le prisme du droit – même si l’on peut bien trouver, entre droit et politique, des analogies. Selon Clausewitz en effet, ce que la guerre révèle, c’est très exactement l’irréductibilité de la politique à la mise en forme codifiée des lois censées régler la vie sociale. Mais s’il en va ainsi, c’est que la guerre est, toujours selon Clausewitz, une partie de la politique ; elle n’est pas un phénomène autonome, doté de ses lois propres, et n’est pleinement intelligible que resituée dans le contexte politique qui lui donne sens et perspective. Autrement dit, ce ne serait pas la guerre qui serait le principe caché de la politique, mais la politique qui recèlerait la raison de la guerre. Selon Foucault, il faut voir là, très littéralement, un renversement : la célèbre formule clausewitzienne – la guerre est la politique poursuivie par d’autres moyens – est le renversement de l’approche, née au XVIIème siècle, qui fait de la guerre la raison cachée de la politique. Marx ne ferait que renverser à son tour le renversement clausewitzien (en ayant notamment en vue une critique de l’État, absente de l’approche de Clausewitz). Mais le modèle de la guerre a fini par se retourner contre le marxisme lui-même, en permettant notamment de comprendre les rapports de pouvoir au-delà des déterminismes économiques – c’est aussi ce que Foucault en a retenu dans ses premières analyses des rapports de pouvoir et des « luttes » qui le contestent. Mais c’est bien ce qu’il s’agit pour lui de mettre en question à partir de ce milieu des années 1970.

Il s’agirait tout d’abord de s’arrêter sur ce que contient au juste cette série de renversements successifs, et de clarifier ainsi ce qui peut apparaître comme une série de paradigmes éventuellement rivaux et parfois complémentaires – car il est possible que le droit, ou l’économie, soient des paradigmes, au même titre que la guerre. Il sera alors possible de questionner les limites de ces paradigmes, en les comparant à d’autres : celui du tissage de l’hétérogène, celui du soin (du pastorat au care contemporain), ou encore celui de la cybernétique. Il faudra voir enfin de quelle manière et selon quelle approche il est possible de voir ici des paradigmes et quelle entente de la politique s’y trouve chaque fois engagée.

Mais cette diversité devrait souligner, sur certains points du moins, la fiabilité particulière de la guerre en tant que paradigme pour la politique. Cette fiabilité tient tout d’abord au fait qu’elle fournit le modèle des situations qui sont intelligibles sans pour autant pouvoir faire l’objet d’une théorie. Comme on le voit dans bien des classiques de la pensée de la guerre, de Sun Tzu à Clausewitz, il n’y a pas de « lois » de la guerre, seulement des régularités qui sont vouées à se redéfinir à chaque fois, et des préceptes ou des règles de conduite susceptibles d’orienter l’action, mais qui ne peuvent être extraits des contextes dans lesquels ils prennent effet.

Si la guerre peut constituer un paradigme pour la politique, c’est donc parce qu’elle réclame une intelligibilité qui ne se configure pas en théorie. Il n’y a pas de théorie de la politique, si on entend par là un discours susceptible d’englober par avance la disparité des occurrences de ce que nous pouvons – ou pourrions – reconnaître à ce titre. L’un des enjeux majeur de ce séminaire est de clarifier cette dissociation entre mise en intelligibilité et mise en théorie. La philosophie aura longtemps été une tentative de capture du réel de la politique par la théorie. Nous venons après l’échec de cette tentative. Et cet échec, loin de devoir être pensé comme une fermeture, ou comme une désillusion, est au contraire le point de départ d’explorations nouvelles.

4. Modèle, exemple, analogie

J’ai utilisé jusqu’ici indifféremment les notions de « modèle », de « paradigme » ou d’« exemple », mais il est possible qu’elles renvoient à des approches différentes. Plus exactement, c’est à partir de la seule notion de « paradigme » que l’on distingue généralement trois approches : l’utilisation de modèles qui permettent l’intelligibilité d’un phénomène ; la transposition analogique qui permet la mise en rapport de réalités hétérogènes ; et la convocation d’un exemple valant pour une série de cas particuliers qui composent un ensemble.

Premièrement, le paradigme peut être entendu comme un modèle, ce terme ayant ici une connotation normative. Dans la réflexion de Thomas Kühn, le paradigme renvoie à une vision du monde cohérente et unifiée, mais aussi à l’exemple privilégié qui permet d’avoir accès à cette vision, ou d’être initié au style de vie qui lui correspond ; l’éminence du modèle est alors épistémologique. Elle peut également renvoyer à une hiérarchie ontologique. En ce cas, le modèle est supérieur à ce qu’il permet non seulement d’éclairer, mais surtout de produire – façonner les choses en gardant les yeux sur leurs modèles idéels, telle est la tâche du démiurge dans le Timée. Victor Goldschmidt a montré que cette approche fonde la méthode paradigmatique proprement platonicienne. Les différents sens du « paradigme » chez Platon seraient ultimement ancrés dans la vision d’un cosmos ordonné au primat de la réalité intelligible, et c’est sur ce fond que le sensible peut parfois aider, en retour, à éclairer l’existence des Idées.

Deuxièmement, l’usage de paradigmes peut être entendu comme la mise en œuvre d’une analogie. On notera que c’est aussi dans les textes platoniciens (notamment le Politique) que l’on trouve ce qui constitue sans doute la première approche qui nous soit parvenue de la méthode paradigmatique ainsi entendue : l’activité du politique y est éclairée par celle du tisserand, car tous deux doivent faire tenir ensemble des éléments hétérogènes, de manière à former un tissu uni. On devra préciser le sens d’une telle analogie, mais il faudra s’arrêter aussi sur un lecteur de Platon qui a mis en œuvre à sa manière la méthode évoquée dans ce texte. Selon Gilbert Simondon, le « paradigmatisme analogique » met au jour une identité de rapports opératoires, bien distincte de l’identité supposée des éléments qui sont mis en relation dans l’opération analogique. Une analogie qui se contente de relever des traits communs entre des éléments différents s’en tient à la ressemblance, ou à la métaphore. Pour que l’analogie ne soit pas une simple métaphore, il faut que soit saisie l’identité de rapports opératoires qui permet par exemple de transposer la description d’un phénomène physique à celle d’un événement politique ou historique. Le phénomène de la cristallisation peut ainsi aider à concevoir, d’une manière irréductible à la simple allusion métaphorique, le processus qui donne naissance à une vie collective : il permet en particulier de penser la métastabilité d’une situation qui aboutit à la formation d’une nouvelle structure – c’est-à-dire une structure qui ne préexistait pas, déjà préformée, dans la situation donnée. Il faudra donc examiner plus précisément la méthode paradigmatique de Simondon ; mais avec l’analogie telle qu’il la conçoit, il n’y a en tout cas ni homogénéité ni hiérarchie entre ce qui est pris comme principe d’intelligibilité et ce qu’un tel principe rend intelligible. Le principe est extérieur à l’objet considéré ; il est fourni par un objet ou un mode de fonctionnement distinct de l’objet ou du fonctionnement envisagé – mais cette extériorité n’est pas celle d’une réalité supérieure, qui serait au fondement de l’existence qu’elle vient éclairer. On sait cependant que, d’Aristote à Hegel, l’analogie a été le plus souvent dépréciée ou du moins renvoyée à une imperfection constitutive. Il faudrait voir précisément en quoi cette imperfection supposée indique pourtant une voie de recherche féconde.

Troisièmement, au plus près de son entente proprement grammaticale, la notion de « paradigme » peut renvoyer à un exemple pris dans une une série de cas homogènes. Il permet de discerner l’existence d’un ensemble, à la manière dont telle action vertueuse exemplifie l’ensemble des actes vertueux et donc « la » vertu – ou dont telle situation politique atteste l’existence même de « la » politique. De toute évidence, cette saisie ne peut constituer une définition, du moins si l’on entend par là ce que cherchait la tradition dans sa visée de saisir l’essence d’une chose (la vertu, l’amour, le courage). Or le problème est bien celui de la définition de la politique – ou plutôt de son absence.

5. La définition et le cas

S’il n’y a pas de théorie politique, il y a seulement une pensée des situations singulières de la politique. Patrizia Atzei a récemment montré que la pensée de la politique, telle qu’elle est convoquée par Badiou ou Rancière notamment, doit se comprendre comme une saisie des « cas » qui sont à chaque fois des exemples de ce qui peut être reconnu comme politique – et qui sont susceptibles, en tant que tels, d’être transposés à d’autres situations [2]. La question est alors de savoir ce que construit au juste une telle transposition.

Dans son livre Signatura rerum Agamben montre que le paradigme peut être compris comme « un objet singulier qui, en valant pour tous les autres de la même classe, définit l’intelligibilité de l’ensemble dont il fait partie et qu’en même temps il constitue ». L’ensemble découle ici de l’existence des cas ou des exemples, loin d’en être le présupposé. Plus encore : il découle non de l’exhibition d’un exemple isolé, mais de sa transposition possible, par laquelle il éclaire d’autres cas. Disons que c’est la relation de transposabilité entre les exemples qui façonne l’ensemble censé les regrouper – lequel apparaît dès lors comme un ensemble constitutivement « ouvert ». Ainsi « la » politique ne serait rien d’autre que la série ouverte de ses cas singuliers – auxquels on ne saurait se rapporter par le biais d’un jugement, fût-il « réfléchissant », mais seulement par celui d’un prendre part. Il serait donc possible d’appréhender la politique en tant que telle sans disposer d’une définition par où se bouclerait sa consistance supposée d’objet théorique. Pour le dire autrement : il y a une consistance de « l’objet » politique en tant qu’objet de pensée, mais cette consistance n’est pas donnée par une définition de l’objet.

Autrement dit, la pensée de la politique n’a pas pour objet une structure invariante, qui se reconduirait, au prix de quelques modifications de circonstances, au fil des époques. L’objet de la pensée de la politique, ce sont toujours et seulement des situations singulières. Qu’il n’y ait pas de définition générique de la politique signifie, selon Sylvain Lazarus, qu’il y a seulement des « noms » de la politique, lesquels renvoient aux singularités situationnelles, et c’est à partir de ses noms que l’on peut penser la politique en elle-même. Tout le problème est alors de savoir si penser la politique « en elle-même » signifie : rejeter le recours aux paradigmes. On peut supposer que, pour appréhender une singularité, il faut pouvoir la comparer à d’autres singularités ; il faut même pouvoir transposer certains de leurs traits ou de leurs aspects de l’une à l’autre. Il s’agit dès lors de montrer comment opère une pensée qui, pour être une mise en intelligibilité de ce qu’elle saisit sans se configurer en théorie, a recours aux paradigmes, car eux seuls permettent de penser une singularité en le rapportant à autre chose qu’elle-même. Pour être pensée, une singularité ne doit pas être englobée dans une théorie qui en fait une application contingente, mais elle ne doit pas non plus être laissée à la clôture sur son « propre », qui menace de la soustraire à toute pensée ; elle doit être déplacée par rapport à elle-même, pour entrer en rapport avec une autre singularité. C’est dans ce rapport entre singularités, dans ce rapport structuré par la logique de la transposition d’exemples ou de paradigmes, que la singularité « en elle-même » peut devenir pensable.

Sur cette base, on serait sans doute tenté de dire que, s’il n’y a que des cas singuliers de la politique, il n’y a donc pas d’essence de la politique. Mais il n’est pas certain qu’il faille opposer ainsi la pensabilité du singulier en tant que tel et la recherche d’une essence. La « méthode par les exemples » développée par Wittgenstein pourra nous aider à concevoir non pas l’abandon de l’essence, mais la redéfinition de celle-ci. On se souvient que, dans les Recherches philosophiques, le fait qu’il n’y ait pas de définition du jeu susceptible d’englober tout type de jeu n’interdit pas de relever l’existence d’un « air de famille » qui apparente l’ensemble de ce que nous reconnaissons comme jeux. C’est ainsi que l’essence est saisie (et non pas : « peut » être saisie). S’il en va ainsi pour le jeu (y compris le « jeu de langage »), il en va peut-être de même pour la politique.

6. Guerre et conflit

Dans l’approche de Agamben aussi bien que dans la « méthode par les exemples » wittgensteinienne, la transposition d’exemples n’est pas ce qui indique l’existence d’un ensemble ; elle est ce qui permet à cet ensemble d’exister. Nous ne sommes donc pas dans le cadre d’une modèle normatif qui donne la raison de l’existence des cas ; nous sommes dans le réel d’un cas, en tant que c’est depuis ce réel, en tant qu’il se rapporte à un autre cas, que peut être appréhendée une essence. Autrement dit, nous sommes dans le registre de l’exemplification. On peut noter que celle-ci n’est pas toujours aisément distinguable de l’exemplarité du paradigme – au sens du modèle normatif. Plus généralement, il se pourrait que la méthode paradigmatique soit vouée à être un jeu permanent entre trois approches à la fois distinctes et peut-être inséparables.

Maintenons toutefois la distinction pour résumer l’apport de chacune de ces approches dans la manière d’envisager la politique. On dira que la méthode des cas ou des exemples permet, comme on l’a vu, d’éclairer « la » politique en tant que telle ; que, si une situation politique peut s’avérer proprement exemplaire, cette exemplarité ne se confond pas avec une norme indépassable – il faudra alors parler d’une exemplarité localisée ; et enfin, que l’analogie entendue comme transposition de rapports opératoires à partir de réalités distinctes permet de clarifier la logique interne de la politique en exposant à la fois ce qui la rapproche et ce qui l’écarte du modèle de la guerre.

Car c’est bien aussi en tant que pratique du conflit que la politique peut trouver dans la guerre un paradigme (ce qui n’implique pas qu’il soit le seul). Il y a un ensemble de stratégies, ou plutôt un complexe de stratégies et de tactiques qui caractérise le conflit politique. Le paradigme de la guerre est nécessaire pour penser la relation qui existe entre deux camps qui peuvent se déclarer ennemis, ou du moins se traiter comme tels – ou encore s’efforcer de le faire. Mais si la guerre se définit par l’exercice de la violence physique sur l’ennemi, la politique, même si elle ne l’exclut pas nécessairement, ne se définit pas par lui. Il s’agira donc de voir comment se caractérise le conflit politique, dans ses modalités comme dans ses visées, dans sa différence avec le conflit proprement guerrier.

C’est bien en tout cas parce que la guerre n’est pas la politique, ni sa raison cachée qu’il s’agirait de révéler comme telle, que la première peut être un paradigme pour saisir la seconde. C’est sans doute ce qu’il faut retenir de la mise en question du modèle de la guerre par Foucault : un paradigme ne fournit pas la raison cachée d’une réalité ; il est l’exposition de son intelligibilité. On dira qu’il faut un paradigme analogique pour penser la politique en « elle-même », car la penser en elle-même, c’est aussi nécessairement la penser depuis autre chose qu’elle-même.

On notera cependant que le rapport entre guerre et politique ne se réduit pas à une relation paradigmatique, même diversifiée (analogie, exemple, modèle), pour deux raisons au moins. D’une part, parce que la pratique du conflit peut exposer au risque de la guerre, et plus exactement, comme y a insisté Nicole Loraux dans son analyse de la polis grecque, à celui de la guerre civile. D’autre part, parce qu’il est possible de considérer que le contexte dans lequel s’inscrit actuellement la pratique du conflit politique est bien celui d’une guerre en cours. Une guerre qui n’est d’ailleurs pas cachée, mais au contraire nommée comme telle par les dirigeants de nos pays. Une des questions qui importe pour tous aujourd’hui est de savoir comment identifier cette guerre : une guerre « des civilisations » ? Une guerre des « formes de vie » ? Ou bien, plus souterrainement, une guerre des classes, dans laquelle l’initiative reste pour l’essentiel unilatérale, aux mains des principaux dirigeants du monde globalisé ? Questions qu’il faudra traiter en prenant pour repère cette hypothèse formulée par Mario Tronti : si la politique n’est pas la guerre, c’est parce qu’elle est fondamentalement l’interruption de la guerre. La politique, aujourd’hui, s’inscrit sur fond d’une guerre qu’il ne s’agit pas de prolonger telle quelle, mais bien plutôt de faire cesser. Non pour la remplacer par un monde pacifié, mais pour y substituer une autre pratique du conflit.

C’est pour penser cette autre pratique du conflit qu’est nécessaire le concept de « division », et plus encore, l’idée d’un travail de la division. On verra que ce dernier nomme indissociablement une méthode et son objet, par quoi se rejoue une entente possible de la dialectique – d’où un dialogue qui sera maintenu non seulement avec Platon, mais aussi avec Hegel. Et que cet objet ne renvoie pas seulement à la pratique du conflit, mais aussi, paradoxalement, à la consistance de l’être-ensemble.

Horaires : 18 h 30 - 20 h 30
Attention ! L’inscription sur le site du collège international de philosophie est obligatoire (...) pour accéder au séminaire.

Séances :
Mardi 18 octobre
Mardi 15 novembre
Mercredi 16 novembre à 18h30 des participants au séminaire proposent une séance de lecture collective de l’article L’univers et les stratégies du jeu de go, texte qui permet d’aborder la question de la composition des forces sur un territoire, sa défense, etc., de questionner le territoire comme enjeu politique aujourd’hui. À La parole errante.
Mardi 29 novembre : Patrizia Atzei (éditrice, éditions NOUS, auteure d’une thèse sur Jacques Rancière et Alain Badiou) : L’exemple : de la méthodologie à la pensée de la politique
Mercredi 14 décembre
Mardi 21 février
Mardi 7 mars
Mardi 21 mars

Notes :

[1Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 21.

Adresse originale de l'article : http://cambouis.cip-idf.org/spip.php?article8386